Viens vite !

Marseille, 15 juillet 1962

Cher Akram,
Assis par terre, sur le pont de ce vieux cargo, j’ai le cœur au bout des lèvres, le mal de mer et le mal de ma terre.
Mon père ne s’est décidé à quitter Alger qu’en dernière minute et nous devons notre salut et notre peau à la pitié du capitaine, qui servit jadis avec lui dans l’armée. Il ne fait que payer une vieille dette, mon père lui ayant sauvé la vie lors d’une expédition dans le Bled.
Nous n’avons rien pu emporté, rien d’autres que nos souvenirs, mais même les odeurs d’épices et de miel, les rires et les bruissements de la Casbah s’éloignent déjà .
L’Algérie, Akram, mon pote, notre Terre, notre vraie Patrie !
J’y suis né, tout comme toi, il ya 13 ans.
Presque jumeaux, tous deux orphelins de nos mères dès la naissance, unis comme les doigts de la main pour nos premiers pas, nos premiers émois et nos quatre cents coups !
Tu te souviens, Akram de notre insouciance au Lycée de Bal-el-Oued ?
De nos soirées à fumer en cachette après les parties de foot sur la plage où déjà nous rêvions de refaire le monde ?
Nous ne savions pas qu’un peu plus loin, pour une cause qu’ils croyaient juste s’entretuaient des soldats de 20 ans et des fellaghas encore plus jeunes.
Mon père pleure à l’autre extrémité du pont.
Il laisse couler ses larmes sans même songer à les essuyer.
C’est un torrent qui emporte toutes ces années passées dans ce pays qu’il aime tellement, tout ce temps consacré à servir fidèlement la Terre-Mère, la lointaine France. Bien que médecin militaire, il soignait toutes sortes de gens : des Français, des Pieds-noirs, des Algériens, des Fatmas, des petits hommes en burnous…
Croit-il donc que ses larmes effaceront les traces de sa ville, Alger, brûlée de soleil et de sang, creusée d’embuscades, jonchée de cadavres ?
De Gaulle et son « Algérie Française », il a cessé d’y croire et moi, pareil. Car aujourd’hui trop de gens sont morts et toi et moi sommes séparés.
Je ne crois pas que je reviendrai un jour Akram, mon pote.
Nous serons à jamais des « rapatriés ». Il paraît qu’ils vont nous trouver à loger dans un HLM.
Disparue la maison blanche, évaporés les parfums d’hibiscus, déserte la plage blanche…
Je ne sais pas ce que nous allons devenir…
Toi et moi voulions faire médecine, comme mon père.
Moi, je finirai peut-être par vider les poubelles à Marseille…

Mais Toi, Akram, je t’en supplie, continue, étudie ! N’écoute pas les tiens, ceux qui disent ne vouloir que ton bien !
Un jour ou l’autre, il y aura la Paix et tu en sortiras tête haute !
Dès que je le pourrai, je t’enverrai mon adresse.
S’il te plaît, écris-moi, parle-moi de là-bas, donne-moi des nouvelles de Marie, de Fatima et du vieil Agra.
Je veux me souvenir des belles choses.
Et tu sais, dès que tu pourras, tu viendras, hein ?
C’est mon vœu le plus cher !
On dit les Français de France bons et tolérants. Ce n’est pas parce que tu es musulman qu’ils ne t’accueilleront pas gentiment !
Qui sait, nous pourrions même ouvrir un cabinet médical ensemble ?
Je rêve, je rêve…
J’aperçois la Statue de la Bonne-Mère.
Elle m’ouvre les bras et il y a de la place pour toi !
Viens vite !
Ton ami
Harmin

PS J’écris sur mes genoux, heureusement que j’ai emporté mon cartable !
Excuse le « pattes de mouche ». Typiques pour un futur « toubib », non ?

Je ne sais pas si un enfant de 13 ans peut écrire d'aussi belle façon (mais c'est un fils de médecin, c'est donc plausible)
Ce dont je suis sûre en tout cas Amanda, c'est que tu as écrit ce texte avec beaucoup, beaucoup de talent.
Je sens d'ici les odeurs, j'entends les bruits, et j'ai l'impression de voir défiler un film, un beau film évidemment

Une belle lettre. Doué le petit, c'est vrai!

Magnifique ...

Et je suis persuadé qu'un gamin de treize ans qui a vécu les évènements d'Algérie depuis sa plus tendre enfance pouvait avoir cette analyse là .

Ta lettre, Amanda, parle aux personnes de ma génération (16 ans en 1962). Puisse - t -elle faire réfléchir les jeunes générations !!! et