Le bateau tangue...

Invité

15 juillet 1962,
Vers la France - quelque part sur l'eau

Mon cher petit Akram,

Nous ne sommes pas du même peuple il paraît, moi je dois rentrer tout de suite, je suis dans le bateau. Je ne connais pas ces affaires de grands, moi je sais seulement que je t'aime et que ce fichu pays qu'on me dit de quitter aujourd'hui c'est le mien...

Je perçois encore les côtes du pays au loin, il me manque déjà. Toi, tu es loin, mais j'ai l'impression de voir encore ton visage, je t'imagine en train de me faire signe, j'espère même que tu es sur le bateau, caché quelque part... Papa me dit que non, il me dit que tu n'es pas là, que tu es avec les tiens dans ta maison, que je dois t'oublier pour l'instant ; mais je vois bien dans ses yeux que lui aussi il n'est sûr de rien, que lui aussi il ne sait pas s'il reviendra, qu'il a beaucoup de tristesse, car ses yeux sont humides. Pourquoi doit-on toujours partir ? Est-ce là le destin des hommes crois-tu de devoir changer de lieu tout le temps ? J'ai l'impression d'être un nomade du désert, sauf qu'ici ce n'est plus le désert et que là où je vais c'est comme une oasis paisible dans laquelle on me force à passer ma vie. Inch'Allah comme tu dis...

Le bateau tangue un peu Akram et j'ai peur. Je n'ai pas peur de couler, j'ai peur de voir papa changer à cause de cela, j'ai peur d'être triste tout le temps, j'ai peur que tu m'oublies... Rassure-moi Akram, promets-moi même que nous nous reverrons, bientôt, très vite. Que lorsque nous serons grands les choses auront changé et que nous serons assez grands pour comprendre ce qui se passe. Alors, je viendrais et toi aussi tu viendras. Inch'Allah comme tu dis...

Je viens de changer de place, papa lisait ce que j'écrivais et me disait qu'il fallait que j'arrête d'être triste. Comprends-tu ça toi ? Les adultes eux, ils ont le droit d'être tristes et d'avoir mal dans leur coeur. Nous on n'a pas le droit, le seul moment où on a le droit de pleurer c'est lorsque l'on se fait mal et lorsque quelqu'un meurt. Je me souviens de la mort de ta grand-mère, nous on a pleuré, mais nos parents n'ont pas versé une goutte, enfin pas devant nous. « Elle a fait sa vie ». Oui, c'est simple à dire ça... Et si ma vie c'est l'Algérie, je dois faire comment ? Si je n'aime qu'Oran, qu'Alger ? Si je ne peux pas vivre sans le parfum et l'ambiance de ces villes ?

Papa m'a dit que nous allions vivre dans un immeuble à Marseille, avec d'autres personnes qui ont dû quitté l'Algérie. Dis-moi Akram, c'est quoi un peuple différent ? Tu crois pas qu'on est amis malgré cela ? C'est quoi notre vraie différence ? La religion, moi je vais à la messe, toi tu vas à la mosquée... Mais notre Dieu, c'est le même. Ma couleur ? Ben quoi ma couleur ? Je suis simplement plus clair, c'est à cause de papa... Je suis algérien et français. Choisir c'est trop dur, on ne devrait pas imposer des choix aux enfants, ils ne savent pas choisir.

Akram, je ne peux plus t'écrire, écrire sur une valise n'est pas très confortable et j'ai plus de papier. Lorsque tu tiendras cette lettre entre tes mains, ne pleure surtout pas Akram, ne fais pas comme moi, je reviendrais... Pourras-tu m'envoyer une photo des coins de la ville où nous allions courir tous les deux et de toi aussi ? Tu te souviens de nos rires assis à l'ombre dans les ruelles où l'on faisait peur aux autres plus petits. Treize ans que je te connais Akram... Treize ans et pas une dispute, pas une larme. Treize ans et un jour, il ne me reste que des larmes et ton souvenir.

Akram... Je t'aime petit, même si on n'a pas la même taille, même si on n'a pas la même couleur. On est amis, moi je crois que c'est ça qui compte.

Inch'Allah comme tu dis.

Hamin.

Admin

C'est une magnifique lettre, que l'on imagine parfaitement écrite par un gamin de 13 ans, avec les peurs et les doutes d'un enfant, avec son incompréhension du monde des adultes.
C'est aussi un plaidoyer , avec des mots d'enfant sur la tolérance entre les peuples.
A lire et relire,pour ne pas oublier bravo!