Domino Day

Il pourrait tomber au moindre souffle tant il paraît frêle. Pourtant il se dresse fièrement en attendant l'ordre. Les caméras sont prêtes à envoyer les images.
Dans quelques secondes, il entrainera des milliers de ses camarades dans une course folle.

Il sait qu'ils sont nombreux. Il le sent à toute une floppée de vibrations dans le sol, là, juste sous lui... mais il ne voit que ses deux voisins les plus proches, il ne fait que ressentir la foule qui l'entoure, et ça l'enrage de ne rien voir... il voudrait pouvoir se hisser un peu plus haut, juste un peu pour apercevoir ce qu'il y a, droit devant. Mais il est là, figé, immobile, pas question de risquer la moindre bascule, c'est une affaire de tous et de chacun, cette histoire... et il refuse le poids de la culpabilité d'avoir tout fait foirer.

Immobile telle une statue de marbre, il est coincé entre deux jumeaux bariolés de couleurs de feu. Lui se sent différent. Bien sûr, il sait qu'il l'est au moins physiquement : il est d'une blancheur virginale. Mais pourquoi a-t-il cette sensation diffuse de n'être qu'un pion sans échiquier ? Qu'un grain de sable dans le désert, une goutte d'eau dans l'océan, enfin bon, vous voyez de quoi il parle...
Pourquoi, parmi ses millions de frères, se sent-il si solitaire, si unique ? Il n'a rien de spécial, hormis sa couleur...

Virginal, le blanc de sa robe... comme lui ? Car après tout, que connaît-il de la vie ? Qu'a-t-il ressenti ? Rien avant ce matin où on l'a déposé avec délicatesse entre ces deux arlequins. Comme si d'un coup on lui offrait une mobilité inespérée avant de la lui reprendre illico, sous peine d'être celui par qui le malheur arrive, pire même... la honte.

Il s'en fout, lui, du record de ces grands doigts ! Il pressent qu'au-delà de sa vision, il existe autre chose... tout un univers, peut-être bien !
Mais comment l'atteindre ! Il panique, d'un coup il faut qu'il parte, tout de suite, qu'il quitte cette masse multicolore au garde-à-vous, il doit bouger ! Déjà, il entend fondre sur lui l'orage plastifié, il frémit sous le grondement de tous ces pions qui s'effondrent — vite bouge ! Décale-toi juste un peu, tu éviteras le pire ! Je veux vivre, merde ! — mais il est comme englué, son destin aussi surement scellé que sa base sur ce plancher
Alors que le grondement infernal se rapproche, il met tout ce qu'il a comme énergie, comme envie, et pousse, pousse, il va réussir, il sent déjà le coté droit bougeotter timidement, plus qu'un tout petit effort, allez juste un tout petit ef...