Tea time.

— Ce n’est pas parce que j’ai peur de l’enfer que je suis gentille, dit elle en l’embrassant. Je suis gentille parce que c'est ainsi qu'on m'a élevée. Parce qu'une jeune fille de bonne famille se doit d'être charitable, douce, polie, avenante, soignée, élégante... jamais vulgaire, jamais énervée, jamais méchante, surtout en public ! Il ne faudrait pas que la voisine, cette vieille peau, me surprenne à ragoter sur les uns ou les autres, qu'elle m'entende me plaindre... de vous, par exemple !
Vous qui ne me voyez plus, ne m'écoutez plus, ne m'aimez plus. M'avez-vous seulement aimée ? J'en doute. Je ne suis qu'un meuble de plus dans votre quotidien bien rangé, aseptisé, tiède et fade. Je ne suis qu'un nom qui redore votre blason, un ascenseur social pour le parvenu que vous êtes et que vous resterez.

Moi, je vous aimais.
J'avais imaginé un avenir radieux pour nous, peuplé de joie, d'amour et d'enfants aussi beaux que vous... oui, je suis une indécrottable fleur bleue, j'ai grandi dans l'idée farfelue que les princes épousent leurs belles et que les méchants meurent à la fin du roman.
Vous ne m'avez jamais aimée, non ! Vous aimez juste me posséder, m'avoir à disposition. Vous avez finalisé ma si belle et si parfaite éducation : je suis devenu un objet, une chose qui vous apporte votre thé tous les jours à cinq heures, avec une goutte de citron et un nuage de lait. Une ombre élégante et discrète.

Eh bien, mon cher époux, j'ai le regret de vous annoncer la fin de mon enfer.
Je suis passée à la banque ce matin, j'ai retiré mes petites économies, grâce à la procuration que vous m'avez signée sans vous en douter, parmi les factures de la semaine. Je crains qu'il ne vous reste plus grand-chose... ce qui est fâcheux, vu ce que le banquier m'a appris de vos soucis de trésorerie, au bureau... tss tss... vous voilà dans de beaux draps.
Espérons que Mr Lebon, inspecteur des impôts de son état, saura vous aider à remettre de l'ordre dans tout ce fatras. Pardon ? Oui, je l'ai appelé ce matin, vous allez voir, c'est un homme tout à fait charmant, qui m'a avoué sa hâte de vous rencontrer et voir vos livres de comptes.

Mais reprenez votre souffle, vous êtes tout rouge, et cette couleur ne vous va pas au teint, mon pauvre ami... Allons, allons, calmez-vous, votre cœur va s'emballer, vous savez bien que le médecin vous a interdit toute émotion forte. Prenez donc vos cachets, voilà.

Pardon ? Ça ne passe pas ? Vous suffoquez ? C'est normal.
Cela fait six semaines que j'ai remplacé vos si précieux cachets par de la saccharine. Oui ! Vous avalez avec soulagement de simples petits bonbons, n'est-ce pas amusant ?
Mais oui, bien sûr que je vais appeler le médecin.

Dans une petite heure, quand j'aurais fini mon thé. Que je vais aller boire seule, dans la cuisine, comme chaque jour depuis plus de vingt ans...