« C'est beau une ville qui se construit !
—Ah bon, vous trouvez ?
—Oui ! Regardez ces grues ! Ces engins gigantesques qui pointent vers le ciel comme de bienveillants géants métalliques…
—Je vois aussi ces énormes trous, ces excavations qui entaillent le sol jusqu’à des profondeurs insondables : premier sous-sol, deuxième sous-sol, quinzième sous sol… On a l’impression que les hommes ont juré de se surpasser dans l’Enorme et dans le Démesuré ! Jamais assez haut, jamais assez profond…
—Mais c’est la promesse d’améliorations certaines dans le domaine de l’occupation de l’espace, du logement… La disparition des zones insalubres, des bâtiments vétustes et même dangereux…
—La disparition des espaces vivables oui, regardez ce petit square avec son platane au milieu, ses jours sont comptés dans le nouveau projet d’urbanisation du maire. Un matin, on va voir arriver une tronçonneuse qui va décapiter le vieux platane en moins de temps qu’il ne faut pour le dire… Une essoucheuse suivra, le trou sera agrandi, béton, poutrelles métalliques, béton… et hop, un nouveau parking ! Au-dessus, je vous parie qu’il y aura une galerie marchande couronnée d’étages d’habitation, premier étage, deuxième étage, quinzième étage…
Et je ne vous parle pas des nouveaux risques liés au ruissellement des eaux : un gros orage survient, l’eau dégouline, ruisselle sur le béton imperméable, s’accumule, ne trouve aucun endroit où un sol meuble pourrait l’absorber pour le plus grand bienfait des nappes phréatiques, et c’est la catastrophe !
Mais vous ne pouvez pas comprendre, vous n’êtes que de passage…Quand vous reviendrez l’année prochaine vous ne reconnaitrez plus rien !
—Vous exagérez, les nouveaux immeubles ne sont pas sans beauté, les architectes font des efforts pour bâtir de magnifiques édifices… D’ailleurs vous ne devriez pas vous plaindre, toutes ces corniches et ces balcons font de superbes perchoirs pour vous et vos congénères…
—De superbes perchoirs hérissés de piques sur lesquelles les imprudents viennent s’empaler pour une nouvelle version parfaitement répugnante des brochettes de pigeon ! Merci bien ! Je crois que je vais plier bagages et me réfugier à la campagne… Mais pour combien de temps y serai-je tranquille? La ville étend ses tentacules comme une pieuvre et absorbe une à une d’abord toutes les banlieues, puis les villages aux alentours et tout le monde se félicite de la naissance de la Grande Conurbation !
—Conurb…. Qu’est-ce que vous voulez dire par là ?
—Co-nur-ba-tion ! « Groupement de villes dont les banlieues ont fini par se rejoindre… » !
—Vous êtes un vieux ronchon, mais on apprend toujours quelque chose avec vous.
—Je n’ai aucun mérite, j’ai niché dans les combles de la bibliothèque municipale, l’année dernière. C’est d’ailleurs la seule chose que je regretterai, quand je serai à la campagne ! Allez, au-revoir ! Et venez me rendre une petite visite, quand vous repasserez !
—Mais où serez-vous ?
—Faites confiance à votre sens de l’orientation. Cherchez une petite place, à l’ombre d’une église de préférence, avec des pavés, des arbres et surtout des bancs pour accueillir les promeneurs… C’est important les promeneurs, pour le grain… »