C’est beau une ville qui se construit ! En perpétuel mouvement, elle se dépose en couches successives, les nouvelles constructions prenant appui sur les anciennes sans aucun complexe.
Mélange hétéroclite de matériaux et de styles différents. Maison victorienne aux lourdes balustrades, à la façade chargée et au jardin tiré au carré cerné de résidences bon marché, à bas coût et bas matériaux.
Anciennes usines parées de tags et aux vitres cassées côtoyant leurs sœurs réhabilitées en logement sociaux aux façades colorées comme pour faire oublier leur passé d’hier.
Tentaculaire, jamais rassasiée, la ville dévore l’espace. Parfois sournoise, avec une poussée anarchique d’abris de tôle, de bâches ou de cartons, véritable cancer qui prolifère telle une coulée de lave et qui grignote à pleines dents et à coups de détritus, les champs périphériques.
Parfois éclatante de fierté avec ses tours de verre à tutoyer le ciel où se reflètent le soleil et les immeubles voisins, offrant au passant attentif des jeux de lumière et de perspectives sans cesse renouvelés, excitant l’appétit des terroristes.
C’est à tout cela que pense Mario Da Silva, grutier de son état, coincé dans sa minuscule guérite à plus de soixante mètres du sol. Il aime cet entre deux, où après avoir gravi l’immense structure métallique il s’installe devant ses commandes et attend le démarrage du chantier.
Ses yeux parcourent le dessin de la ville. Le centre ville bourgeonnement d’immeubles, les longues avenues bordées d’arbres maigrichons et saignées en leur centre d’une coulée verte où circulent les trams, les zones résidentielles aux maisons alignées et identiques pressées les unes contre les autres, les parcs minuscules enclaves de verdure, les flèches des clochers d’églises trouant le ciel, et puis toutes ces zones blanches, terrains vagues cernés de hautes barricades, immeubles en ruine désaffectés. Deux mondes qui se côtoient sans jamais se mélanger.
Ni homme, ni oiseau, la ville lui appartient à cet instant. Il aime la voir s’éveiller dans le petit matin, entendre son cœur battre de plus en plus fort charriant dans ses artères de plus en plus de voitures dont les grands coups de klaxons lui parviennent assourdis, des vélos et des scooters s’enroulant comme des serpents, des files de passants comme des chenilles processionnaires.
La ville s’énerve, la ville file au travail expulsant au loin son sang de la nuit plus noir et plus visqueux fait de rapines, de bars enfumés, de tripots crasseux où cartes à jouer et filles se disputent l’attrait des hommes, de silhouettes vacillantes, de corps blottis sous des couvertures et allongés sous un porche, de combats de chiens sous les vociférations d’une foule excitée, d’éclats de lune sur des lames aiguisées, de mains s’échangeant fébrilement un peu de poudre blanche contre une poignée de billets, de sirènes de police, de crissement hurlant de pneus, de sexe violent et rapide dans des allées obscures à l’arrière d’une camionnette…
Le talkie walkie grésille tirant Mario Da Silva de sa rêverie. Place au travail ! Durant huit heures il maniera d’un mouvement de poignet expert les commandes, déplaçant au millimètre sa flèche d’acier, attentif au moindre souffle de vent, au moindre risque d’accident. Un travail difficile exigeant une concentration sans faille, une intelligence de chaque instant. Petit homme aux mains d’un géant d’acier !