Le jeune Conrad - Dis donc, toi qui a connu, c'était quand même bien « avant » ! Non ?
Le vieux Bill - Tu veux dire avant la fin du monde ? Bah ! C'était différent surtout. Comment dire, c'était plus… Animé… Il se passait toujours des trucs intéressants, genre catastrophe écologique, marées noires, explosions de centrales nuclaires, il y avait même des guerres, ou des humains s'entre-tuaient au nom d'une idée, d'une religion, du fric, ou même parfois sans raison… Juste histoire de se taper sur la gueule ! On avait même inventé un truc qui s'appelait la bombe atomique, suffisait d'appuyer sur un bouton et PLAFF, on était capable de foutre en l'air la planète en moins de temps qu'il ne faut pour le dire. Ça avait quand même de l'allure le génie humain ! !
Le jeune Conrad - Ah oui ! C'était vraiment différent. Maintenant il n'y a plus tout ça. Pas de guerre, pas de catastrophe, tout le monde est heureux, tout va très bien, cool ça baigne ! Même plus besoin de travailler, tout se fait tout seul, on peut faire l'amour pendant des heures, les vieux n'ont même plus besoin de Viagra, et les femmes ont des orgasmes qui durent un temps considérable.
Le vieux Bill- C'est vrai, « avant », un type chantait : 95 fois sur 100 la femme s'emmerde en baisant… Maintenant c'est 100 % jouissance et j'en redemande… Elles vont finir par nous épuiser. D'autant que c'est la seule et unique activité qui nous reste. Il y avait aussi un slogan : faites l'amour, pas la guerre. Et voilà que c'est réalisé ! La paix - l'amour - les plaisirs - la santé de fer pour tous - la puce électronique du bonheur implantée dans notre cerveau à la naissance, qui anesthésie toute souffrance et toute angoisse - mais qu'est-ce que tu veux de mieux ? !…
Le jeune Conrad - Moi je suis quand même un peu inquiet, maintenant que tout va bien. Parce que justement ça va TROP bien ! Tiens, l'autre jour, j'ai voulu me disputer avec ma copine, histoire de mettre un peu de piment, et après, quand on se réconcilie, qu'on va au pieu, ça doit être génial de faire l'amour encore plus fort, plus à fond, plus loin… Et bien. Absolument impossible de me mettre en colère. J'ai pourtant fait des efforts. Mais ma bouche ne dessinait que des sourires, les mots qui sortaient de ma gorge n'étaient que gentillesse, admiration, émerveillement. Mais
[tuuuuuuttt] à la fin ! Ça commence vraiment à me faire [tuuuuuuttt][tuuuuuuttt] !
Le vieux Bill - héhé ! Tu as déclenché les alarmes !! Pas moyen de les sortir tes mots, Hein ? Je suppose que tu voulais dire : mais merde à la fin ! Ça commence à me faire chier Putain ! Résultat : l'alarme s'est déclenchée ! Et les keufs vont se pointer !
Le jeune Conrad - exactement ! Mais comment tu arrives à les prononcer toi ? Sans que l'alarme se déclenche ?
Le vieux Bill - c'est que je suis vieux mon pote. C'est que j'ai connu « avant », et la puce qu'ils m'ont implantée était encore première génération, c'est-à-dire pas tout à fait au point… On arrive à laisser échapper quelques phrases bien dégueux, bien crades, et même des trucs vachement salaces !
Le jeune Conrad - Houlala ! J'entends la Patrouille qui arrive. C'est sûr, je vais me faire arrêter. Et là je serai en récidive en plus. Je ne sais pas ce qui m'attend…
Le vieux Bill - c'est pas compliqué mon jeunot : six mois de CRB, au minimum ! Tu vas goûter aux joies de nos Camps de Rééducation de Bonheur !
Le jeune Conrad - j'en ai assez ! J'aimerais tellement pouvoir connaître un minimum de malheur dans ma vie. Des problèmes à résoudre, des injustices contre lesquels lutter, enfin, toutes ces bonnes choses que tu as connues « avant ». Pourquoi nous on n'y a pas droit ?!
Le vieux Bill - c'est la faute aux Mayas ! Qu'est-ce que tu veux que je te dise… Non seulement ils avaient prédi la fin du monde, mais ils ont organisé le nouveau. Ils ont fabriqué un Bonheur Absolu, l'ont rendu obligatoire, ont éliminé les réfractaires, puis ils ont inventé cette puce électronique qui t'oblige au Bonheur Total durant toute ton existence, et ça va être long, cinq ou six siècle de longévité personnelle, au minimum. Faudra t'y faire mon pote.
Le jeune Conrad - je veux mourir ! Je veux me suicider ! Je veux me trancher la gorge ! Je veux m'arracher cette puce du cerveau ! Aide moi Bill je t'en supplie !
Le chef de patrouille des CRS* : Conrad, vous êtes en état d'arrestation pour atteinte à la sûreté du Bonheur Total, tentative de prononcer des mots interdits, pensées subversives à caractère anti-félicité-éternelle. Votre compte est bon !
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* CRS : Compagnie des Responsables du Sourire-obligatoire