Je venais d'éteindre la lumière lorsque la sonnette a retenti. Un léger coup, discret, comme donné à regret.
Avec un soupir excédé j'ai tendu le bras pour rallumer, me suis extirpée de sous la couverture et du vieux canapé pour aller voir quel était l'importun qui venait ainsi me déranger à près de minuit dans un appartement en plein marasme post-déménagement.
Derrière la porte une ombre aux contours mal dessinés. Je suis restée le bras en l'air. Cette silhouette d'ado trop vite poussé qui ne sait pas quoi faire de son corps, cet air bravache qui cache un profond désarroi, cette tignasse blonde en bataille... et cet aspect fantomatique... Non, ce n'est pas possible ! On ne revient pas d'entre les morts plus de vingt ans après, ça n'arrive que dans les livres...
Nous sommes restés un long moment face-à-face, sans rien dire.
C'est toi qui a fait le premier pas, ou plutôt dit le premier mot.
- Bonsoir.
Ta voix n'a pas changé, toujours aussi légèrement rauque et avec ce fond permanent de défi.
- Bonsoir, c'est vraiment toi ?
- Oui........
- Mais pourquoi ?
- Pourquoi maintenant ? Pourquoi ce soir ?
- Ça fait plus de vingt ans... et jamais tu ne t'es manifesté, jamais tu ne m'as envoyé le moindre signe, jamais le moindre petit indice qui m'aurait permis de comprendre pourquoi tu as ….........
- Vingt ans après tu ne te demandes plus vraiment si je me suis suicidé ou si c'était un banal mais tragique accident. Tu as grandi, tu as mûri... tu n'as plus besoin de moi, je ne suis plus qu'un vague souvenir niché dans un coin de ta mémoire.
- NON ! Ce n'est pas vrai ! Je ne t'ai pas oublié ! Alors c'est pour ça que tu es venu, ce soir, pour me faire des reproches ? Alors que toi tu t'es barré sans un mot, sans une explication, sans RIEN !
J'ai hurlé le dernier mot. Je tremble littéralement de rage. L'ombre devant moi a légèrement vacillé comme soufflée par une légère brise. Au moment où je lui tournais le dos pour rentrer chez moi elle a posé une main sur mon épaule.
- Attends, ne pars pas ! Je ne suis pas venu pour me battre avec toi. Je suis venu pour te libérer. Tu es solide, tu as avancé malgré tout et aujourd'hui tu t'installes dans cet appartement avec une personne que tu as choisie.
- Et ?
- Je voulais juste te dire que tu avais été très importante pour moi et que tu avais vraiment compté dans ma vie.
- Ah...
- Et puis je ne suis pas venu seul. Quelqu'un est avec moi qui voudrait te voir et que tu voudras sans aucun doute voir.
- Quoi ?
Je suis complètement perdue, je n'y comprends rien du tout. L'ombre s'efface brusquement et à l'endroit même où elle se tenait voilà un instant en apparaît soudain une autre, bien plus massive et imposante.
- Grand-père ?!
- Oui, c'est moi........
Je titube et me rattrape in extremis au chambranle de la porte d'entrée. Ce n'est pas possible, ce genre de truc ça n'arrive que chez Dante. Les descentes aux Enfers c'est le passage obligé des héros antiques, c'est de la littérature.
J'avance une main tremblante vers la nouvelle ombre. Et je me retrouve blottie dans ces bras réconfortants et chaleureux que j'ai tant réclamés depuis près de vingt ans.
- Tu sais, je suis très fier de toi et de ce que tu es ! Je voulais te le dire avant de partir !
Et l'ombre s'est évanouie dans l'obscurité du couloir, me laissant là, bras ballants et esprit encore embrumé.
Il faudra la sonnerie stridente du réveil pour me tirer de mon hébétude. La couverture git au pied du canapé dont les coussins semblent avoir vécu une nouvelle guerre mondiale. Et je me suis levée sans savoir si ces rencontres nocturnes étaient réalité ou rêve.