Transparent, il est transparent...
Gwenaele, après dix ans de vie commune, ne nourrissait plus aucun sentiment pour son compagnon.
Aujourd'hui, une évidence la frappait : Brendan buvait sa tasse de café, il lisait son journal sans que leurs regards se croisent, leurs pieds sous la table observaient une prudente réserve. Chaque gorgée de café s'ingurgitait sans le moindre bruit de succion, la tasse regagnait la soucoupe dans la plus grande discrétion, le Télégramme de l'Ouest participait à cette comédie en évitant tout froissement intempestif. Et pourtant, les pages tournaient régulièrement, elle pouvait le constater au gré de la modification des titres et des images quand elle levait son regard sur son vis à vis... qu'elle s'efforçait à ne pas voir derrière son journal dressé comme un paravent.
Indifférence, présence ignorée, le summum était-il atteint ? A quand remontait leur dernière relation charnelle, elle ne s'en souvenait plus ; ou plus exactement, elle se mentait avec le plus grand aplomb... Surtout ne pas réveiller la bête qui dort en nous, tapie tout au fond, mais si présente qu'au premier indice, elle pourrait rugir, détruire ce fragile équilibre qui unissait encore Brendan et Gwenaele. Oui, la transparence permettait de faire comme si …
Comme si Mathis allait franchir le seuil de la cuisine et s'exclamer « Demat mammig, kwign-amann ?»*, les mots en breton appris par Brendan, fervent défenseur de la langue régionale.
Comme si pouvait s'effacer le drame des rochers de Saint Guenolé ! Trois ans depuis le jour où Mathis, glissant d'un rocher, tombait à l'eau, ses cris affolés étouffés par le bruit lancinant de la houle. Brendan, quelques mètres plus loin, obnubilé par une touche improbable, délaissait quelques secondes la surveillance du bambin de quatre ans, subrepticement éloigné de dix mètres du pécheur. Fatale négligence qu'il ne se pardonnerait jamais. Par son hostilité, Gwenaele, reproche vivant, amenait Brendan à s'enfermer dans un mutisme quasi total et pour sa compagne, débutait l'indifférence ; chacun s'enfermait dans sa chambre. Ils se croisaient seulement au petit déjeuner et au diner, les tâches ménagères réparties selon un rite établi se passaient du moindre dialogue.
Mais elle ne continuerait pas sur le chemin de la folie qui la guettait inévitablement, cette incroyable transparence de son compagnon était un signe : elle devait en finir ! Le café qu'ils venaient d'avaler était le dernier... Détaché des choses terrestres, Brendan ne s'inquiétait pas du goût bizarre de son café, préférant ajouter un morceau de sucre plutôt que poser une question qui romprait le silence tacite. La tasse vidée de son compagnon donnait le signal à Gwenaele d'ingurgiter la boisson fatale. D'un trait, elle avala la boisson refroidie...
La une du Télégramme de l'Ouest du 3 mars était barrée de ce titre en grosses lettres : drame sur la plage de La Joie à Penmarch. L'article détaillait les conditions de la découverte du couple de Gwenaele et Brendan, vraisemblablement morts par empoisonnement. La police concluait au suicide...
* bonjour maman , gâteau au beurre ?