Manifestes de l'ouvrière

- Je veux vivre!

Adèle hurle, pour conjurer sa peur, pour briser le silence qui remplit depuis plusieurs heures les lieux.


Il y a eu l’effroyable détonation qui l’a soulevée puis jetée à terre et, avant qu’elle n’ait eu le temps de réagir, cette poussière âcre et épaisse qui a envahi la pièce. Lorsqu’elle a ouvert les yeux au milieu des gravats, seul un mince filet de lumière venant de ce qui restait de la cheminée parvenait jusqu’à elle.
Il lui a fallu de longues minutes avant qu’elle réalise l’horreur de la situation. Elle était ensevelie sous les décombres de l’usine, et les pierres qui avaient hébergé ses espoirs, en cette année 1944, allaient peut-être devenir son tombeau.

Elle essaya de rassembler ses esprits. Pourquoi n’était-elle pas descendue aux abris ? Elle se souvenait avoir entendu la sirène, elle se rappelait s’être mise en ligne avec les autres ouvrières puis elle se voyait se diriger vers l’abri. Ensuite le trou noir, puis un bruit violent… puis… plus rien !

Elle frotta ses yeux et essuya son visage recouvert de poussière puis fit bouger chaque muscle de son corps, quelques douleurs mais rien de grave. Elle se mit alors à inspecter les lieux.
La moitié de la pièce dans laquelle elle se trouvait, l’arrière-cuisine, était presque intacte, le plafond s’était effondré sur l’autre moitié. Elle réalisa soudain qu’elle était seule, et qu’aucun corps ne se trouvait près d’elle.
Où étaient ses compagnes ? Que s’était-il passé exactement ? Pourquoi n’avait-elle pas eu le temps de rejoindre l’abri?
Un gémissement la fit sursauter. Non ! Ce n’était pas exactement un gémissement. Elle chercha du regard d’où venait cette plainte et la mémoire lui revint instantanément lorsqu’elle vit le jeune chien apeuré, caché sous l’évier.

Au moment où elle s’engouffrait dans les escaliers avec ses collègues de travail, la mascotte de l’atelier, un chien abandonné qu’elles nourrissaient à tour de rôle, s’était glissé entre ses jambes, prenant le chemin en sens inverse. Elle s’était alors précipitée derrière lui, pensant avoir le temps de le rattraper.
C’est au moment de ressortir de l’arrière-cuisine, le petit chien dans les bras, que la première bombe avait éclaté.

Depuis combien de temps se trouve-t-elle là ? Quelques minutes ? Quelques heures ? On s’est forcément rendu compte qu’elle manquait à l’appel, on va venir la chercher. Adèle se donne du courage. Elle va s’en sortir, la guerre est sur le point de se terminer, elle ne peut pas partir maintenant, une belle vie l’attend, elle le sent, elle le sait. Alors elle hurle qu’elle est là, bien vivante, jusqu’à casser sa voix.


Nous sommes le 5 avril 1944, les alliés viennent de bombarder l’usine de Toulouse-Montaudran. Adèle est sous les décombres, en vie, et pleine d’espoir.