Jeanne et Louise sont assises sur l'unique banc de la place publique. Elles aiment se retrouver quand le temps le permet, en ce lieu qui les a vues danser au zénith de leur vie. Il fait si bon en cette après midi de fin d'automne. Le vent léger fait tournoyer quelques feuilles rousses qui finiront bien par lâcher prise. Dans la cour de l'école toute proche, les enfants s'égosillent, ce doit être l'heure de la récréation. Tout à l'heure le calme reviendra.
- C'est bon de les entendre, ces petits. Le village serait si calme sans eux.
- Heureusement qu'avec les regroupements pédagogiques et le ramassage scolaire, il y de la jeunesse alentour pour donner vie à notre vieille école.
- Oui, te souviens tu de notre temps : nous venions à pied, parfois de très loin, il y avait de sacrées bagarres le soir en rentrant!
- Oh ! Ne m'en parle pas, ma Jeanne ! Le fils du cantonnier n'avait pas son pareil pour nous chahuter ! Quand ils étaient ensemble avec "le Marcelou" et le petit de chez "le Toine," c'était infernal !
-Tu te rappelles la fois où ils nous ont forcées à mentir en arrivant en classe ? "Tu diras que c'est ta mère qui ne s'est pas réveillée, et qu'il a fallu t'attendre", m'avaient-ils recommandé ! Tu penses que l'institutrice les a cru, quand elle a vu leur cartable rempli de châtaignes !
- Ils ne doutaient de rien ! Effrontés qu'ils étaient. Ils faisaient moins les marioles quand ils se sont promenés coiffés d'un bonnet d'âne, dans les rues du bourg !
- Et la fois où vous vous êtes vengées, ta sœur et toi, en leur camouflant leurs chaussures !
- Ils ont dû rentrer dans la neige en pantoufles, tu penses que la Germaine était contente, quand elle a vu son godelureau rentrer à 8 heures du soir, les pieds trempés !
Toute une époque défilait là devant leurs yeux, ponctuée par une cascade de rires cristallins, à chacune des anecdotes malicieuses qui revenaient au bord de leur mémoire. Tout à l'évocation de leurs souvenirs, la pipe à la bouche comme de vraies hussardes, elles ne prenaient pas garde à la grande horloge qui égrène son chapelet. La cour de l'école était maintenant redevenue silencieuse. Les enfants étaient rentrés chez eux. Demain serait un autre jour : plein de l'insouciance des sages qui défient le temps.
"C'est merveilleux la vieillesse, dommage que cela finisse mal !"