Je collectionne depuis l’enfance les poupées russes, ne manquant jamais de chiner dans une brocante à la recherche de la perle rare.
- Inhabituel n’est ce pas !
- En effet !
Je tenais entre mes mains une curieuse poupée. Le dessin ne représentait pas de matriochka mais la taïga. Une voute de cèdres au bord d’un lac et sur la neige des empreintes d’animaux. Le dessin était soigné et d’une précision minutieuse.
- Ouvrez-la…
Une deuxième poupée puis une troisième, une quatrième, une cinquième, toutes décorées de dessins de la taïga. C’est alors que j’arrivai à l’ultime poupée. Une matriochka cette fois ci. Je la soupesai. Elle était lourde, manifestement pas sculptée dans du bouleau mais dans un bois dur et dense, sans doute du cèdre. Une chaleur émanait d’elle et me chauffait la paume. Je n’arrivais pas à détacher les yeux d’elle, sensible au magnétisme qu’elle dégageait. Finalement je retournais la pièce et découvris une signature gravée dans le bois : Sergueï Vodlovia
Depuis, je n’ai eu cesse de découvrir qui était cet homme. Mes recherches m’amenèrent en plein hiver au fin fond de la taïga sibérienne, dans une cabane surchauffée. Sergueï Vodlovia était un russe aux traits mongols. Un visage large, buriné. Des yeux noirs et perçants enfoncés dans leurs orbites qui me fixèrent un long moment avant de se replonger dans son travail.
D’un geste de la main il m’invita à m’asseoir dans un coin. Je restai là, le regardant tailler une poupée dans un billot dur de cèdre rouge. En fin de matinée il rassembla une dizaine de ces petites poupées et sorti de la cabane en me faisant signe de venir avec lui.
Nous avons marché une bonne demi-heure dans un dédale de pins et de cèdres. La neige tombée en abondance avait comme pétrifié la vie. Pas un chant d’oiseau. Seul le crissement de nos raquettes sur la neige durcie rompait le silence.
Nous avons fini par arriver à une immense clairière. Au centre, sous mes yeux éberlués, un dédale de rails en bois se croisant dans tous les sens. Un genre de chemin de fer pour poupée ! Sergueï déposa les matriochkas sur les rails et sans un mot se mit à ramasser du bois. Je fis comme lui sans chercher à comprendre et nous allumâmes bien vite un feu à quelques mètres des poupées. Nous restâmes assis en silence observant au travers des flammes et de la fumée les poupées qui avaient commencé à bouger….
Au sixième verre de vodka cul sec et après plusieurs cigarettes au goût âpre, impossible de prononcer des mots d’amour. D’ailleurs, à qui les aurais je dis ? Certainement pas à mon curieux hôte. Au septième verre de vodka, je commençais à comprendre. Le ballet des poupées représentait tout simplement la vie et ses choix.
Certaines s’épuisaient, allant en tout sens, revenant sur leurs pas, reprenant les intersections à l’envers, comme si le « mieux » était toujours ailleurs et finissaient par tomber de fatigue. Sergueï se levait alors, les ramassait et les jetait au feu.
D’autres restaient plantées là à une intersection. Ne sachant où aller, incapable de se décider, incapable de choisir. Elles rapetissaient au fur et à mesure du temps qui passait. Elles aussi finissaient dans les flammes.
Quelques unes allaient leur chemin, sans un regard en arrière, fonçant droit devant elles ne voyant même pas les embranchements, ni les autres d’ailleurs, les bousculant sûres d’elles. Sergueï était sans pitié et les balançait dans le feu.
D’autres faisaient un bout de chemin ensemble avant de se séparer. Et il y avait celles qui à chaque intersection, s’arrêtaient un moment puis prenait une direction. Une assurance tranquille se dégageait d’elles. Elles semblaient se grandir au fur et à mesure de leur avancement.
Ce furent celles là que Sergueï reprit dans sa besace à la nuit tombée. Seulement deux élues.
Le chemin du retour me paru sans fin. Je suivais tant bien que mal Sergueï, essayant de calmer l’angoisse qui m’étreignait. Les rayons de lune peinaient à passer la frondaison des arbres. Parfois des paquets de neige tombaient au sol me faisant sursauter. La nuit, la taïga est encore plus mystérieuse, presqu’hostile. Elle nous tolère mais nous sommes des intrus pour elle !
Le lendemain je pris congé de Sergueï. Avant de me quitter, il me glissa une poupée russe aux dessins de la taïga.
- Prends soin d’elle et elle prendra soin de toi
Dans l’avion qui me ramenait chez moi, j’ouvris la poupée russe. En son cœur, une des matriochkas de la veille. Je jurerai qu’elle m’a souri !