De Loguivy à Terre Neuve, j’en ai transporté des enfants, des novices, des moussaillons ! Des gamins de douze ans pas plus, qui pleuraient laissant pour une année, leur mère abandonnée.
C’était le temps des Terre-neuvas, des Cap-horniers. Le temps des Islandais.
Pour leur premier voyage, au grand mas, attachés par les pieds, plus tard, ils seraient capitaine, enfin s’ils survivaient.
- Citation :
- «Mousse : il est donc marin, ton père ?...
— Pêcheur. Perdu depuis longtemps.
En découchant d’avec ma mère,
Il a couché dans les brisants...
Maman lui garde au cimetière
Une tombe — et rien dedans —
C’est moi son mari sur la terre,
Pour gagner du pain aux enfants.
Deux petits. — Alors, sur la plage,
Rien n’est revenu du naufrage ?...
— Son garde-pipe et son sabot...
La mère pleure, le dimanche,
Pour repos... Moi, j’ai ma revanche
Quand je serai grand — matelot ! — » *
Tritan Corbière « les amours jaunes »
Jadis encore, à la criée, venaient des alentours, le laboureur et l’aubergiste, choisir au meilleur prix, le poisson tout frais pêché.
Les femmes de marin impatientes, attendaient. La pêche pas toujours bonne et le filet parfois troué, un lot pour chacune qu’il fallait bien accepter.
C’était il y a bien longtemps. Maintenant sur le muret qui borde la jetée, ne viennent plus de temps en temps que de vieux marins Scrutant l’horizon, se souvenant de cette époque où la voile au vent, ils s’en allaient au large remontant le courant, bravant les océans.
Mains noueuses et regard fier, ils caressent ma coque et me confient leur tourment, la crainte du devenir et la peur de devoir partir un jour sur l’autre rive, laissant au port leur vieux caban.
Nous avons tant vogué, eux à la barre et moi brisant le flot. Parfois si loin de nos amarres, moi la mienne et eux les leurs. Nous avons sillonné plus d’une mer sans lune ballottés par les vagues, la houle déchaînée frappant mes flancs.
Au loin le cri strident des mouettes s’élevait dans la nuit noire, lugubre et terrifiant.
Bravant les tempêtes qui venaient couvrir ma coque de leur écume, je me couchais parfois, la proue chavirant. Mais d’un geste rapide et brusque, le Matelot criant ho hisse redressait le hauban. Lorsque les vents en poupe balayaient l’océan, je filais droit devant. Le marin sur le pont, respirait les embruns, la main tendue vers le couchant.
Si j’en ai vu des marins, des capitaines.
J’ai plus de souvenirs que si j’avais mille ans.
Et je reste là sur ce quai, à attendre Jean, le fils du plaisancier.
Aujourd’hui, c’est l’ouverture de la saison d’été. Parmi les autres voiliers rouillés, j’ai réussi à survivre. Jean m’a donné une seconde chance. Je transporte à présent des enfants curieux d’apprendre le plaisir de naviguer. A mon bord, je les conduits jusqu’aux Iles. Là, ils découvrent émerveillés les oiseaux rescapés d’un long voyage, pour venir nider sur ces rochers à quelques encablures de nos côtes escarpées.
Aujourd’hui, je me souviens, j’ai plus de mémoire que si j’avais mille ans.
*