Depuis cinq ans, Gérard venait passer le mois d’août dans cette station balnéaire, avec sa femme Josiane et leurs trois marmots. Ils s’installaient au camping des Pins, ainsi dénommé en souvenir des arbres sacrifiés lors de l’aménagement du terrain. Comme disait Gérard : « de toute façon, c’est pas dans les arbres qu’on aurait planté la tente »
Le matin, comme la densité de population du camping ne permettait pas d’y laisser jouer les enfants sauf à risquer de voir leur tête emportée par une boule de pétanque ou traversée par un harpon de pêche sous-marine, on se serrait dans la vieille 205 pour se rendre à la plage distante de trois Kms de route bouchonnante. Venait ensuite la phase la plus délicate et la plus périlleuse : garer la voiture. L’exercice demandait du courage et de la dextérité. Se précipiter sur un emplacement que convoite également un puissant 4x4 au pare-buffle menaçant, n’est pas une mince affaire, et la frêle 205 avait souvent failli se retrouver en accordéon, sans parler des occupants. Gérard sortait souvent en sueur de cette épreuve. Mais lorsqu’enfin on apercevait le rivage, il se voyait comme un nouveau Moïse, qui aurait traversé la Mer rouge pour mener son peuple jusqu’à la Grande bleue.
Restait à trouver les quelques mètres carrés de sable à coloniser pour la journée. Heureusement, la capacité d’une plage d’héberger les aoutiens est aussi illimitée que celle de la mer de digérer les pollutions de toutes sortes, Dieu ayant créé les océans pour les besoins de sa créature préférée.
14 heures. Les enfants barbotaient. Josiane s’offrait aux caresse du soleil – lui au moins n’en est pas avare. Gérard écoutait un match, l’oreille collée au transistor, tout en pensant à la question qui le turlupinait. Il y avait du nouveau à la station. En bordure du terrain vague juste derrière la plage un panneau annonçait « Bientôt votre appartement Pieds dans l’eau. Construction d’un ensemble de 80 logements. » Pour le moment, c’en était aux travaux de terrassement, avec une énorme pelleteuse qui faisait un boucan et une poussière du diable. Gérard avait dit à Josiane que ça serait chouette d’avoir un appart ici. Plus de bouchons, plus de problème pour se garer, la plage direct en ouvrant la porte ! Josiane avait commencé par ricaner : « Pieds dans l’eau, ça te va bien, toi qui n’enlèves jamais tes chaussures à la plage ! » Puis plus sérieusement : « Et on paierait avec quoi ? » C’était Josiane qui gérait le budget de la famille et elle savait de quoi elle parlait. N’empêche que Gérard, étendu tout habillé et chaussé sur le sable, continuait à ruminer son rêve.
Derrière la plage, Nassim, dans la cabine de la pelleteuse, ne rêvait pas ,lui. Depuis 7 heures du matin, il allait et venait, montant et abaissant l’énorme godet dentu. Secoué par les cahots du sol qu’il était en train d’aplanir, son dos lui faisait mal. Ses oreilles bourdonnaient du fracas métallique continuel. Mais le pire, c’était la chaleur. La clime avait rendu l’âme, et impossible d’ouvrir les vitres avec cette poussière. Son siège de skaï trempé de sueur brulante semblait grésiller sous ses fesses comme une poêle à frire. Chaque fois que l’engin revenait face à la mer, le regard de Nassim plongeait dans l’étendue bleue, en quête d’une illusion de fraîcheur. Plongeait aussi dans la profusion des corps dénudés. Toutes ces femmes… Chez lui, les femmes, c’est à peine si on voyait leurs yeux et le bout de leur nez. Dans son cerveau surchauffé tout se mélangeait, ces femmes presque nues, dondons ou sylphides, devenaient tour à tour les vierges du Paradis et des créatures de l’Enfer. Il imaginait sa pelleteuse faisant irruption sur la plage et ramassant une cargaison de ces chairs offertes.
Ces pensées chaotiques le troublaient de plus en plus. Dans un état d’hébétude, c’est à peine s’il comprit qu’il avait franchi la limite du chantier et qu’il s’avançait sur la plage. Il y eut des cris, on courait loin de la machine infernale, chacun pour soi. Seul Gérard, absorbé dans son match de foot, resta allongé. Nassim était un pelliste adroit : les dents d’acier s’enfoncèrent profondément sous le corps, que godet souleva, toujours installé sur un confortable matelas de sable, avant de déverser le tout dans l’eau quelques mètres plus loin. Ce fut le premier bain de mer de Gérard depuis des années.
L’incident fit quatre victimes : trois flacons d’ambre solaire et une serviette de bain, et fut relaté de façon plutôt rigolarde par la plupart des journaux de la région. D’autres s’indignèrent des déplorables conditions de travail de l’ouvrier. Il y eut aussi un tract anonyme déposé dans les boites au lettres, qui qualifiait Nassim de « dangereux terroriste, qui avait préparé son coup depuis longtemps » et appelait ses concitoyens à la vigilance : « Combien y a-t-il de pelleteuses en France ? Et dans combien des immigrés sont-ils aux manettes ? Chacun de ces engins est un cheval de Troie prêt à saper les fondements de notre civilisation. Imaginez quand ils s’attaqueront à votre maison, votre immeuble, votre Mairie, votre église etc etc. »
Comme Nassim était un excellent ouvrier, son employeur le garda, mais lui confia un chantier sans vue sur la mer. Quand à Gérard, il oublia ses rêves de résidence « pieds dans l’eau » et l’année suivante, il emmena sa petite famille respirer l’air pur de la montagne.