Deux livres lus cet été. Je les avais gardé pour ce moment plus calme parce que je voulais les lire tranquillement et à la suite l’un de l’autre. Deux récits de voyage intérieur. Très différents dans leur forme et pourtant si semblables dans le fond.
Le premier « Dans les forêts de Sibérie » de Sylvain Tesson pourrait être qualifié de voyage immobile. Six mois passés en solitaire au bord du lac Baïkal dans une cabane de bois. De février à juillet. Pas tout à fait en ermite car des voisins sont à plusieurs jours de marche et que lors des rencontres la vodka coule à flots et embrume l’esprit.
Six mois dans une nature démesurée où l’auteur doit survivre. Pêcher, couper du bois, résister au blizzard et à la neige devient ses priorités. Le reste du temps il le passe à lire, à boire de la vodka et surtout à observer le lac, le ciel et la nature. Tellement à l’observer qu’il se fond en eux, craquant avec le lac, s’irisant avec le ciel, s’émerveillant de la visite d’une mésange. Le temps ralentit et prend de l’épaisseur. Il apprend à vivre l’instant présent. Les journées s’étirent et il a le temps de percevoir les nuances de sa propre tectonique, de ses états intérieurs. Et c’est un autre voyage parallèle qui commence pour lui au fond de ces bois.
« Je me souviens de mes voyages à pied dans l’Himalaya, à cheval dans les monts célestes, à vélo, il y a trois ans, dans le désert de l’Oustiourt. Cette joie, alors, à triompher d’un col. La rage carnassière à abattre les kilomètres. L’envie de mourir d’avancer. Parfois j’allais comme un possédé, marchant jusqu’au délire, à l’épuisement. Dans le Gobi, je m’arrêtais pour passer la nuit, là, m’écroulant sous moi à l’endroit de mon dernier pas et repartais le lendemain, sitôt l’œil ouvert, machinalement. Je jouais au loup, à présent je fais l’ours. Je veux m’enraciner, devenir de la terre après avoir été du vent. J’étais enchainé à l’obsession du mouvement, drogué d’espace. Je courais après le temps. Je croyais qu’il se cachait au fond des horizons. « Par la vigueur de l’usage, compenser la hâtiveté de son écoulement » (Montaigne, essais, III), voilà comment je m’accommodais de sa fuite.
L’homme libre possède le temps. L’homme qui maitrise l’espace est simplement puissant. En ville, les minutes, les heures, les années nous échappent. Elles coulent de la plaie du temps blessé. Dans la cabane, le temps se calme. Il se couche à vos pieds en vieux chien gentil et, soudain, on ne sait même plus qu’il est là. Je suis libre parce que mes jours le sont. »
« La cabane, royaume de simplification. Sous le couvert des pins, la vie se réduit à des gestes vitaux. Le temps arraché aux corvées quotidiennes est occupé au repos, à la contemplation et aux menues jouissances. L’éventail de choses à accomplir est réduit. Lire, tirer de l’eau, couper le bois, écrire et verser le thé deviennent des liturgies. En ville, chaque acte se déroule au détriment de mille autres. La forêt resserre ce que la ville disperse. »
« Le ciel est fou, ébouriffé d’air pur, affolé de lumière. Des images d’une intense beauté surgissent et disparaissent. Est-ce cela l’apparition d’un dieu ? Je suis incapable de prendre la moindre photo. Ce serait double injure : je pécherais par inattention ; j’insulterais l’instant. »
« Immortelle randonnée, Compostelle malgré moi » de Jean Christophe Ruffin est un autre type de voyage. L’auteur raconte son pèlerinage sur les sentiers de Compostelle. 800 km parcourus. Un récit haut en couleurs qui se dévore avec plaisir. Des anecdotes savoureuses, de l’autodérision, des rencontres, beaucoup de rencontres. Mais au-delà de tout cela, ce qui m’a le plus interpellée est la subtile transformation qui « affecte » le pèlerin marcheur au fur et à mesure des jours de marche et que Jean Christophe Ruffin aborde par petites touches discrètes de ci de là.
« Je n’avais pas fait ce Chemin pour le raconter ! Je n’avais rien écrit ni sur le Chemin ni au retour. Je voulais tout vivre sans aucun recul, sans la contrainte de rendre des comptes, fût-ce pour moi-même. Et, lorsque je voyais à chaque étape des pèlerins prendre fébrilement des notes, je les plaignais.
Mais voilà que, dans cet hiver particulièrement glacial, dans le paysage blanc que je traversai ce jour là pour rentrer chez moi, je voyais revenir à moi des images de ciels éclatants et de sentiers boueux, d’ermitas solitaires et de côtes battues par les vagues. Dans la prison de la mémoire, le Chemin s’éveillait, cognait aux murs, m’appelait. Je commençais à y penser, à écrire et, en tirant le fil, tout est venu.
Rien n’avait disparu. C’est une erreur ou une commodité de penser qu’un tel voyage n’est qu’un voyage et que l’on peut l’oublier, le ranger dans une case. Je ne saurais pas expliquer en quoi le Chemin agit et ce qu’il représente vraiment. Je sais seulement qu’il est vivant et qu’on ne peut rien en raconter sauf le tout, comme je m’y suis employé. Mais, même comme cela, l’essentiel manque et je le sais. C’est bien pour cela que, d’ici peu, je vais reprendre la route.
Et vous aussi »
« Les transformations physiques du pèlerin ne sont rien à côté de sa métamorphose spirituelle. Comment résumer ce lent processus ? Il est en partie indicible comme toutes les transformations mentales qui procèdent d’épreuves physiques. Tel est le principe des initiations. On peut cependant déceler quelques grandes étapes dans ces évolutions. »
« Délivré de cette ultime dernière enveloppe protectrice, le pèlerin que j’étais à l’orée de cette troisième semaine était enfin nu, prêt à accueillir la vérité du Chemin. J’avais repoussé les rêves puis les pensées, enfin la foi. Que me restait-il après ces mues successives ? »
« Je commençais à percevoir en moi la présence d’un délicieux compagnon : le vide. Je voyais tout avec une fraicheur éblouissante et j’accueillais la complexité du monde dans un cerveau redevenu aussi simple que celui d’un reptile ou d’un étourneau. J’étais un être nouveau, allégé de sa mémoire, de ses désirs et de ses ambitions. »
L’allégorie de la mochila est intéressante. Ce sac à dos que l’on allège au fur et à mesure des jours pour ne garder que l’essentiel : « Certains aspects du Chemin sont un peu plus durables : pour moi, ce fut surtout la philosophie de la mochila. Pendant plusieurs mois après mon retour, j’ai étendu la réflexion sur mes peurs à toute ma vie. J’ai examiné avec froideur ce qui littéralement je porte sur le dos. J’ai éliminé beaucoup d’objets, de projets, de contraintes. J’ai essayé de m’alléger et de pouvoir soulever avec moins d’efforts la mochila de mon existence »
Bref deux livres à lire !