Les miroirs feraient bien de réfléchir un peu avant de renvoyer les images. Il y va parfois du bonheur des gens, comme le montre l’histoire de Gilles et de Karine.
Depuis son enfance, c’était de la méchanceté que Gille tirait sa raison de vivre. C’était son oxygène, ses vitamines. Au fil des ans, cette noirceur de l’âme s’était incrustée dans ses traits, tissant une toile d’araignée de rides dans laquelle on pouvait lire la perversité, la ruse, le vice et toutes les nuances de l’abjection. Selon les critères ordinaires, ce visage était laid, plus repoussant que n’importe quelle disgrâce physique. Pourtant le mal l’habitait avec une telle ferveur qu’il lui donnait l’éclat ténébreux d’un diamant diabolique qui fascinait les hommes et subjuguait les femmes.
Arrivé à la quarantaine, Gilles n’avait pas échappé à cette crise dont tant d’hommes connaissent les affres. Chez lui le bouleversement avait eu la violence d’un tsunami emportant tout sur son passage. Sa vie lui avait soudain fait horreur. Le mal, qui avait si longtemps embrasé les tréfonds de son être, lui apparaissait maintenant comme une pitoyable routine, un carburant poussif incapable de le faire avancer. Alors il avait inversé la vapeur, il avait découvert avec tout autant de frénésie la joie d’être bon, de comprendre les autres, de les aimer, une joie qui illuminait son âme. Mais son visage ne suivait pas, comme en témoignait chaque jour son miroir. Il avait perdu la séduction pernicieuse de la période antérieure sans acquérir l’aura de la bonté. Il n’était plus qu’une hideuse coquille vide, une fleur du mal flétrie.
Gilles trouvait injuste d’avoir à payer la note d’une première existence qu’il reniait entièrement et dont il se sacrifiait à réparer les dégâts. Peut-être faudrait-il du temps se disait-il, le temps que son corps évacue les toxines dont son âme s’était quant à elle si vite débarrassée. Le problème se posait avec acuité depuis qu’il avait rencontré Karine. Cela s’était passé dans une ruelle obscure, où il avait porté secours à la jeune femme que des voyous molestaient. Il lui avait donné son numéro de téléphone au cas où. Elle l’avait rappelé plusieurs fois et ils avaient correspondu par mail. Il n’y avait pas de doute, ils étaient faits l’un pour l’autre. Elle insistait pour qu’ils se revoient et ne comprenait pas pourquoi il différait sans cesse alors qu’il lui répétait – et en termes si passionnés – qu’il l’aimait. L’autre nuit, lors de l’incident, il avait veillé à toujours garder son visage dans l’obscurité : elle avait eu assez de frayeurs comme ça.
Il dormait mal, attendant et appréhendant à la fois les premières heures du jour, où il lancerait un coup d’œil furtif dans son miroir, espérant enfin le miracle. Hélas rien ne changeait, c’était toujours les mêmes traits répugnants qu’il apercevait. Au téléphone, Karine pleurait, le suppliait. Pourquoi la faisait-il souffrir ainsi, alors qu’il avait été si bon avec elle et qu’il disait qu’il l’aimait ? Comment aurait-il pu lui expliquer que tant qu’il porterait ce visage, ils ne pouvaient se rencontrer ?
Un jour on sonna à sa porte. C’était Karine. Comment avait-elle trouvé son adresse, peu importait. Maintenant qu’elle avait vu son visage, tout serait fini entre eux. Sans lui laisser le temps de dire un mot, il la bouscula, se précipita dans la rue et se jeta sous la première voiture qui passait. Il fut tué sur le coup. Karine fut d’autant plus inconsolable que l’espace d’un instant elle l’avait vu en pleine lumière : un visage,aussi beau et doux que celui d'un ange.
Le miroir, lui, avait été tellement impressionné par le premier reflet de Gilles qu’il n’avait jamais pu admettre que cette nouvelle apparence était bien la sienne.