Faro. Je ne vois pas où est le problème.
Fatum. Ah non ? Tiens tu devrais mettre ses lunettes.
Faro. (joyeux) Il ouvre tout grand, il nous permet de respirer à l’aise, peut-être même qu’il va choisir l’un de nous, tu imagines la chance ?
Fatum. Tu parles ! On est des putes dans une maison close, à attendre le bon plaisir de ce binoclard, ce pervers.
Faro. Tu sais de qui tu parles ? C’est un écrivain, reconnu même. Moi, je suis fier d’être à son service.
Fatum. Monsieur se croit important. Tu sais combien on est « à son service » ?
Faro. Beaucoup, oui, c’est une célébrité. Cinquante peut-être.
Fatum. Trop drôle, tu crois que le Dictionnaire commence à « Fantasme» et finit à « «Fauchet » ? Tu confonds l’arbre et la forêt. Une cinquantaine ? oui, sur cette page… Rien que pour les F, plus de cent pages, et puis il y a les A, les B et tous les autres. Une population carcérale de plus de cent mille au bas mot.
Faro. Le voilà qui revient, il met ses lunettes. Oh, il nous regarde !
Fatum. Forcément qu'il nous regarde. Ce type est un voyeur, un vicelard. Il nous déshabille du regard. Cette lueur dans ses yeux, ça me flanque la frousse. Bientôt il va nous peser, nous tâter, nous palper, nous caresser. Répugnant !
Faro. Tu penses ce que tu veux, moi, j’aimerais bien qu’il me caresse, qu’il me manipule, qu’il me torture même, si c’est pour la gloire.
Fatum. Voilà Fatras qui revient ; demande-lui donc comment c’était avec ton idole d’écrivain.
Fatras. ( exténué) J’en peux plus ! Ce mec est un sadique. Il m’a tripoté, torturé, disloqué, Il a fait venir des types de l’autre bout du dico, du « A », du « B », du « Z », des vrais sauvages. Il nous a obligés à nous affronter. Ça a saigné, j’peux vous dire. Si encore il m’avait gardé…
Fatum. Après ce qu’il t’a fait subir, tu aurais voulu qu’il te garde ?
Fatras. Ben oui, s’il m’avait mis dans son roman. C’est chouette d’être un mot dans un roman. On est peinard, on est admiré. C’est quand même une autre vie que dans le dico. Manque de pot, après tous ces sévices, il m’a jeté comme un malpropre. J’ai l’impression que ma carrière est finie.
Fatum. Et pourquoi on ne le ferait pas nous-mêmes, ce roman, au lieu de passer par cet exploiteur ? Vocables de toutes les pages, unisson-nous ! Fuyons l’univers concentrationnaire du dictionnaire ! A nous la liberté !
Fatras. J’en suis ! Vive l’auto-écriture !
Faste, Fascicule, Faubert (qui viennent de se réveiller et qui crient ensemble) Moi aussi, moi aussi ! Moi aussi !
Fatum. Aidez-moi à tourner les pages, on va délivrer les autres !
Faro. C’est ça, déguerpissez ! Moi, je reste. Si je suis tout seul, sûr qu’il va m’embaucher !
Fatum. Hé le Faro, c’est quoi déjà ta définition ? « Faro : 1839, mot Wallon. Bière belge faite avec du malt d’orge additionné de froment non germé. »
Faro. Et alors ? Pour écrire des scènes de taverne ou d’orgie, je suis parfait.
Fatum. Sauf que ton écrivain, ce qu’il a chantier, c’est une saga historique qui se passe dans l’Egypte ancienne. C'est pas ta petite bière qui va faire germer ses idées. T’as aucune chance !