- Ciel ! Maman a 100 ans .
- Oui. On a tout préparé pour dimanche . Tu peux quand même y passer ce matin ?
Il est onze heures quand j'arrive chez belle-maman. Comme à l'accoutumée, près de la fenêtre, sur son fauteuil, stylo en main, elle s'acharne sur ses mots mêlés.
- Ah, te voilà, je me doutais que tu allais venir...
- J'espère que vous allez payer votre tournée : on n'a pas toujours vingt ans, mais cent ans, ça s'arrose ! Que vois-je ? Un gâteau ne se cacherait-il pas sous ce torchon ? De l'eau de coings ou de la genibrette ? Moi, je prendrais bien une prune à l'eau-de-vie . Ça vous fait quoi d'avoir cent ans ?
- Va pour la genibrette et qu'un petit bout de tarte pour moi … Mais je me demande bien ce que je fais là à embêter tout le monde. Le Bon Dieu a du m'oublier.
- Je pense qu'il vous a laissé là pour me faire des pâtisseries. Il n'y a que vous pour réussir aussi bien la pâte feuilletée. Elle est venue, hier, votre aide-ménagère ?
- Hier, avant-hier, je ne sais plus . Je me demande pourquoi vous me l'avez imposée ! Enfin, il faut bien qu'elle travaille. Mais les repas à domicile, ne réessayez pas . Je préfère ma soupe que leurs trucs sous plastique. Tu es passé voir Sandrine ? Quand je pense que ma fille est en maison de retraite, c'est le monde à l'envers. Mais, le pire, c'est le comportement de ses enfants depuis que le pauvre Gaston est parti. Qu'est-ce qu'elle leur a fait ma fille pour tant lui en vouloir ?
- Je ne saurais vous dire... Par contre, votre Bon Dieu, il n'est guère compatissant... Vous qui êtes en bons termes avec lui, vous ne pouvez pas lui en glisser deux mots ?
- Mécréant ! S'il suffisait de Lui demander , ce serait trop facile. Mais tu te rappelles ce que je t'avais dit ? Je voyais venir ces déchirements dans le foyer de mon ainée. Mais quand j'y pense, je me dis qu'il n'y a pas eu que du bon dans la vie . Tu sais, c'est dur de se retrouver veuve à trente trois ans avec six enfants dans la pagaille de la fin de la guerre. Heureusement qu'il y avait maman pour nous aider un peu et surtout pour nous offrir un toit. Et puis après, nourrir les gosses, courir après les quelques journées de travail qu'on voulait bien me donner et après, quand les deux dernières se sont mariées, reprendre une petiote de l'Assistance pour ne pas me retrouver à 55 ans à la charge de mes enfants .
- Ah ! C'est pour ça que vous me regardiez de travers : je vous avais enlevé votre fille !
- Non, c'est parce que je te trouvais un peu jeune à l'époque . Il y a combien que ta mère est décédée ? Ah! Ça me revient, c'était en 72 , pas loin de 40 ans, déjà . Je n'arrive pas à croire que je suis une centenaire. Autour de moi, il n'y a plus personne de ma génération , et tu sais, ça s'est difficile à vivre. Je pense bien souvent à toutes celles et ceux que j'ai rencontrés quand on était à Paris, puis dans le Berry, et ici même, quand j'étais petite, et après la guerre quand à la mort de mon mari, je suis revenue vivre dans cette campagne. On en parlait souvent avec Marthe. Elle me manque bien, ma cousine. Elle avait une mémoire d'éléphant et connaissait plein d'anecdotes qu'elle avait plaisir à raconter. Mais tu le sais bien, vous parliez souvent ensemble.
- Dame ! C'était une amie d'enfance de ma mère et je croyais entendre maman nous raconter le passé . Mais il va être midi, il faut que je vous laisse …
- Sûrement pas !!! Tu vas manger avec moi : regardes dans le frigo, il y a ce qu'il faut . Ta femme qui est aussi ma fille n'attend pas après toi puisqu'elle est chez sa copine.
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Ce dialogue imaginaire n'est qu'un peu décalé dans le temps. Belle-maman s'est éteinte en 2003, elle avait 91 ans. Une grande complicité nous unissait car nous avions su dépasser les divergences qui nous séparaient . Je l'ai côtoyée près de 40 ans, autrement, dit bien plus longtemps que ma mère.