Le Noël que je vais vous conter ici est une bien triste affaire.
Au pays de Trifouilly les Oies, il gelait à pierre fendre. Une fine couche de neige recouvrait sentiers et chemins . Monsieur Goupil était inquiet. Il redoutait la défection de la plupart de celles et ceux qu'il avait convoqués à la réunion de ce soir . Pourrait-on, si l'assemblée était clairsemée, prendre les décisions qui s'imposaient pour la réussite du banquet de Noël ?
Jeannot et Bunny invoqueraient le risque des traces trop visibles sur le tapis blanc. Quant à Mesdames Faisanne, La Perdrix , ou encore Monsieur du Corbeau, ils pouvaient arriver par la voie des airs . Pour Mme Hulotte et Monsieur Chat-Huant, il n'y avait aucun doute : du crépuscule à l'aurore, ils étaient dans leur élément. Le jeune Etourneau, en véritable tête de linotte, n'aurait-il pas zappé la date? Comme Ecureuil, ce farfelu, qui ne se souvenait jamais où il avait déposé ses noisettes ! D'un commun accord, le Bureau avait écarté Monsieur Le Marcassin redoutant la dégradation des lieux de la fête : il ne pouvait se retenir de retourner le sol en tous sens ! Et il y avait la famille des Passereaux, redoutant les sorties nocturnes. Ils ne feraient pas exception, le temps d'une réunion, mais s'agissant de picorer , ils n'hésiteraient pas à risquer leur bec le jour du festin. Rats, souris et mulots avaient dédaigneusement décliné l'invitation, sans donner le moindre motif.
Oui, ce soir, le débat risquait d'être rude : comment concilier autant de gouts diversifiés sur un unique menu ? En cette journée de Noël , symbole de paix s'il en est, il fallait faire taire les inévitables dissensions, voire les envies d'imiter les humains qui à défaut de se croquer littéralement les uns les autres, ont parfois des comportements qui n'ont rien à envier aux grands fauves de la jungle...
C'est Monsieur Goupil qui avait eu cette idée lumineuse de trêve baptisée « des confiseurs ». Réunir autour d'une même table l'ensemble des animaux sauvages du secteur , n'était-ce pas généreux ?
A la nuit tombée, la réunion put enfin commencer. Sous le grand chêne, dans la combe, l'honorable assemblée était assez représentative de la gent animalière de Triffouilly les Oies. Autour de Maitre Goupil, avaient pris place Jeannot Lapin et son compère Le Lièvre.
Sur la plus haute branche, en sentinelle vigilante, Monsieur du Corbeau surplombait La Hulotte aux yeux perpétuellement surpris. L'Ecureuil, facétieux, explorait sans relâche les innombrables recoins du grand chêne. Sautant au sol, il s'amusait du sursaut du Lapin qui n'ayant cure du discours du Goupil, papotait gentiment avec La Perdrix.
- Bon, je récapitule , s'exclama Maitre Goupil en conclusion. En guise d'amuse-gueule, nous aurons glands, noisettes et baies, pain sec en croutons. L'entrée sera composée de maïs, granulés et leur garniture de laitue d'hiver . Et comme plat principal, si j'arrive à la persuader d'être des nôtres, Sidonie sera parfaite. Je n'oublie pas les végétariens : nous aurons des œufs à profusion. Pommes et poires clôtureront le repas. Quant à la boisson, le vin nouveau ne manquera pas, il couronnera notre promenade digestive , car il faudra le consommer sur place, au fin fond de la grange de qui vous savez...
- Hou, Hou ! N'est-ce pas dangereux, cette incursion à la ferme ? N'est-ce pas se jeter dans la gueule du loup , s'inquiéta La Hulotte ?
- Et la Sidonie, elle est bien bécasse, cette oie, mais de là à t'accompagner jusqu'à notre table, il y a un pas que je n'ose franchir . Quoique de cet aliment, comme vous le savez, je ne tâte point, tint à préciser Jeannot Lapin.
- Et qui va nous livrer ces victuailles ? Le fermier, peut-être, dans un élan de générosité tout naturel, un jour de Noël , s'inquiéta L'Ecureuil.
Et Maitre Goupil, en responsable avisé, crut bon de philosopher :
Il ne faut pas prendre les enfants du Bon Dieu pour des canards sauvages .
- Avant de regagner nos pénates, je rappelle que, concernant la livraison, chacun et chacune se charge d'apporter les plats dont il est le plus grand consommateur. L'Ecureuil viendra avec noix et noisettes. Le Blaireau qui est excusé pour ce soir, apportera pommes et poires. Quant à moi, ne vous inquiétez pas, je saurais convaincre Madame l'Oie de nous honorer de sa présence et je vous conduirais en toute quiétude jusqu'au sacro-saint lieu où est abrité le vin nouveau. Et n'oubliez pas, le repas de Noël , c'est tôt le matin, rappela le renard qui s'abstint de préciser que l'hécatombe les guettait en cas d'arrivée inopinée de leur ennemi commun : le chasseur.
Tout était donc réglé comme du papier à musique, hélas …
Y aura-t-il un survivant pour rapporter l'issue de ce Noël mémorable de Triffouilly les Oies ?