Demain, je ne me lèverai pas.
Je ne tituberai pas d'un pas lourd jusqu'à ma cafetière. Je ne jetterai pas un coup d'oeil blasé au miroir de la salle de bains, devant mon reflet marqué par le temps. Je ne baillerai pas devant mon armoire, à hésiter sur la tenue à porter.
Je ne râlerai pas au volant, comme chaque matin, comme les centaines d'autres idiots bloqués dans les bouchons. Je ne supporterai pas l'imbécillité crasse de mon chef. Je ne boirai pas l'immonde boisson qui sort de la machine, pompeusement baptisée « café en grains ». Je n'irai pas subrepticement vérifier si j'ai reçu des mails personnels pendant mes heures de travail.
Je ne pesterai pas contre la caissière qui prend son temps pour bipper mes putains de courses. Je ne nourrirrai pas de pensées criminelles contre la petite vieille qui me rentre son caddie dans les chevilles. Je ne resterai pas des plombes plantée devant mon frigo à me demander ce que je pourrai bien cuisiner aux morfales qui sont accessoirement mes gosses. Je n'en voudrai pas à mon très cher époux de carrer son auguste derrière devant la télé, au lieu de m'aider avec le devoir de maths de sa fille. Je ne m'endormirai pas comme une conne devant une émission débile à la télé.
Parce que demain, je ne me lèverai pas, non. Demain, je m'octroie une journée de repos.
N'entendant pas ma voiture partir, mon voisin se réveillera à la bourre ; il ne sortira pas comme d'habitude les poubelles juste au passage du camion-benne, déclenchant de ce fait la colère des éboueurs, obligés de l'attendre. Ces derniers feront leur tournée dans les temps, ils arriveront de bonne humeur au troquet sur la place de l'église avec trois minutes d'avance. Le patron du troquet, surpris par leur jovialité, partagera avec eux le petit verre de l'amitié.
Le camion-benne occupant la place de parking devant le troquet, le facteur devra se garer un peu plus loin, il mettra deux minutes de plus à rejoindre l'assemblée.
Il finira sa tournée en retard, ayant bu un café de plus que d'habitude ; il ne croisera donc pas Mme Lambert, qui comme tous les jours accompagne sa fille au train. Vaguement distraite par ce léger manque de conversation matinale, elle ne verra pas le boulanger ouvrir son magasin. Surprise par le bruit du volet roulant, elle fera un petit écart en sursautant.
Petit écart qui la propulsera droit sur Mr Marchand, qui sort Médor faire sa crotte tous les matins ; en rattrapant Mme Lambert au vol, il lachera la laisse de Médor et celui-ci, pour une fois libre de ses mouvements, foncera vers la boucherie, dont les poubelles sentent si bon ! Il traversera la rue à toute allure, sans évidemment prendre garde à la moto du garagiste, qui pour l'éviter viendra faucher la jeune Melle Lambert.
Toute occupée à rire de la maladresse de Mr Marchand, elle ne se verra même pas passer de vie à trépas.
Quelques minutes de plus ou de moins, il suffit de si peu de choses pour que la roue du destin ne vire de bord, et qu'on passe le reste de sa vie à se demander :
" Et si..."