Surprise, Sarah !

Rentrer. Se déchausser, s'asseoir, allumer l'ordinateur. C'est le soir sur l'appartement silencieux, un soir de juin paisible et doux. A travers la verrière du salon, elle peut voir scintiller les lumières de la ville.
« Vous avez un message. »
Coup d'œil surpris vers l'écran.
« Tiens... »
Un clic. Le message s'ouvre. La lumière bleutée de l'écran révèle le visage de la destinataire, des traits ordinaires, ni beaux ni laids, un peu alourdis par l'âge. La reconnaissance vocale de la machine prend le relais :
« Surprise, Sarah !
Tu ne t'attendais pas à avoir de mes nouvelles, n'est-ce pas ? Tu avais fini par m'oublier... Ou tu as fait comme si, ce qui revient au même. Tu es douée pour cela, apparemment... Mais je ne t'ai pas oubliée, moi. Je n'ai pas oublié ton anniversaire. Bon anniversaire ma petite Sarah.
Oh, attends avant de me remercier poliment et de passer à autre chose. Quarante ans, c'est un bel âge... Ça mérite bien un brin de causette, même si tu ne me reconnais pas...
Alors, comme ça, tu es célibataire ? Et sans enfant ? Comment je le sais ? Voyons, il est 10 heures du soir et tu écoutes ce message : pas vraiment raccord avec le comportement d'une mère de famille surbookée, ni même d'une nullipare amoureuse ! Ça doit te soulager d'avoir plus ou moins atteint la date de péremption : fini les questions sur une éventuelle future grossesse ! En même temps, elles avaient dû se raréfier ces dernières années, non ? On est loin de la parité dans ton entourage immédiat. Oups, je suis la première à te le dire ? Tu n'en avais jamais parlé ? Ah oui, je comprends mieux que tu sois seule chez toi. Je ne parierais même pas pour un chat, et pourtant, tu les adores. Mais bon, faut s'en occuper, hein ? Un poisson rouge, alors ? Non ? Même pas ? En même temps, je te comprends, je ne suis pas fan des bestioles à nageoires moi non plus...
Et à part ça, le boulot ? Ça te plait, le professorat ? Oui, ça a l'air. Tu as le sourire quand tu retrouves les gosses, et ma foi, ils ont l'air de t'apprécier aussi. Et Charbat, tu t'en souviens ? Mais si, tu t'en souviens... Tout le monde s'en rappelle, de cette gamine ! Des yeux verts, un voile de la même couleur que la terre sur laquelle elle devait dormir... Sa photo a fait le tour du monde sur la couverture du National Geographic. C'est ce que tu voulais, toi aussi, non ? Aller t'asseoir à côté de ces femmes-là, et des autres. Celles qui ne sont pas comme toi. Celles qui se voilent, par force ou par choix. Celles qui enfantent dix fois. Celles qui arpentent les villes en tailleur, celles qui conduisent un poids lourd, celles qui se cloîtrent et qui prient, celle qui partagent leur mari et celles qui n'en ont pas... Toutes ces vies... Qu'est-ce que tu fous là ? Oui, je sais bien... C'est difficile, le journalisme, c'est aléatoire... Les chiens écrasés, tout ça... Alors que fonctionnaire, hein ! On a beau dire, c'est quelque chose, la sécurité de l'emploi !
Mais dis-moi, c'est quoi ces arrêts maladie ? Deux en un mois ! Et ces paquets de copie oubliés, échoués autour du canapé ? Oui, oui, je sais, c'est la fin de l'année, tu fatigues, comme tout le monde... Il faut te détendre, ma grande. Sortir, te distraire... Tu continues le sport ? Mais non, bien sûr... Trop crevée ! Dommage, tu étais douée pour l'endurance, dans mon souvenir. Tu rêvais du marathon de New-York... Tu en es où avec ce rêve là ? »

Le dernier mot agit comme un signal. Elle se lâche l'ordinateur, elle se lève. La voix poursuit pourtant, sans se troubler (merveille de la technologie !), un peu narquoise désormais.

« Là, je parie que tu ne fais même plus semblant de ne pas me reconnaître. C'est l'inconvénient d'être seule, c'est beaucoup plus dur de jouer la comédie sans public...
Je viens d'avoir 15 ans et de terminer brillamment mon année scolaire. J'ai les yeux partout, sauf dans ma poche. Je lis, j'écris sans arrêt. Plus tard, ça sera sûrement un peu difficile, mais j'essaierai de comprendre ce que je ne connais pas, je dirai ce que je pense, et j'aimerai qui je veux.
Tu te souviens ? Je m'appelle Sarah.
Qu'as-tu fait de nous ? »

Wouah! Et quand je pense que ça fait des mois que tu n'as rien posé ici...
M'en vais te botter les fesses moi!

Ce texte est splendide!
Mais il ne faut pas que Sarah oublie une toute petite chose: chaque jour en enseignant elle vient s'asseoir à côté d'un gamin en détresse, chaque jour en enseignant elle vient en aide, pas forcément de façon nette et évidente, mais tous les jours Sarah plante des graines qui un jour germeront. Et, toute nullipare qu'elle semble être, elle a porté et elle portera encore des milliers d'enfants!

Merci, tite madeleine !

cherry, je vais t'engueuler aussi ! tu vas me faire le plaisir de te botter les doigts et de venir plus souvent partager tes mots avec nous !!

ton texte est superbe. l'idée est excellente, et traitée avec brio. le ton est mordant, revanchard et féroce, et en même temps, il y a une touche de douceur étonnante.
c'est magnifique.

pis un 'tit mot pour mad'.... je vais recopier ici une partie de ton comm. histoire qu'il puisse répondre au texte privé d'une prof de ma connaissance ^^

Citation :

Mais il ne faut pas que Sarah oublie une toute petite chose: chaque jour en enseignant elle vient s'asseoir à côté d'un gamin en détresse, chaque jour en enseignant elle vient en aide, pas forcément de façon nette et évidente, mais tous les jours Sarah plante des graines qui un jour germeront. Et, toute nullipare qu'elle semble être, elle a porté et elle portera encore des milliers d'enfants!

c'est juste excellent, je ne connaissais pas ta plume,
j'adore, j'adore, c'est magnifique

Merci, je rougis derrière mon écran ...

Alors la, oui, je dis comme les autres parce que je le pense. Ce texte est super et je ne m'attendais pas a la chute. En tout cas, tu commences bien l'annee. Ravie de te relire.

Je n'avais pas lu ce texte moi non plus...
J'aime beaucoup beaucoup beaucoup... ce condensé de vie qui défile au rythme du net... brrr froid dans le dos quand on n'a rien demandé.

Bravo.

Merci beaucoup !

Ton texte est prenant, la fin m'a donné des frissons.
Tu sais, il ne faut pas que tu lâches la plume, tu as plein de choses à écrire, fais confiance aux personnes qui te lisent, il y a dans ton texte des pans entiers que j'aurais aimé savoir écrire. Fais confiance à ton amie, elle a raison, tu écris vraiment bien. Grand merci pour ce très beau texte