Je crois que je me suis trompé d'étage, que je suis monté un peu trop haut.
Et puis j'ai glissé, et maintenant je suis là suspendu par un bras au-dessus du vide.
On me l'avait bien dit.
« Arrête de rêver, tu n'es qu'un petit, tu ne pourras jamais grimper tout en haut »
Mais moi je ne les écoutais pas, je me répétais en boucle « les bergères épousent bien des princes, alors pourquoi ne voudrait-elle pas de moi? »
J'ai tout fait pour l'avoir, pour l'envoûter.
J'ai été spirituel, tendre, attentionné, présent sans être envahissant, à l'écoute sans être inquisiteur.
J'ai bossé comme un dingue pour lui prouver que j'étais digne de paraître dans son monde si sélect.
J'ai fait attention à mes fringues, à ma façon de parler... en essayant de ne pas pour autant me perdre.
J'ai passé mon temps à jongler entre les impératifs, à marcher sur la corde raide. C'était dur mais que n'aurais-je pas fait pour voir ses yeux tristes s'illuminer, pour voir un sourire s'épanouir sur son visage, pour entendre résonner les trilles de son rire....
Peu à peu nous avons passé plus de temps, puis tout notre temps ensemble. J'ai pris mon courage à deux mains hier au soir, je l'ai invitée dans un très grand restaurant, et au dessert je lui ai fait ma demande.
Elle répète à tout bout de champ qu'elle ne veut pas entendre parler de mariage, alors j'ai simplement proposé un appartement commun.
Elle a hésité, et a fini par murmurer « Faut d'abord que j'en parle à mes parents ».
J'ai légèrement vacillé, qu'est-ce que ses parents venaient faire là-dedans? On ne parlait pas de s'installer chez eux mais juste de prendre un appartement ensemble...
« Oui, mais tu comprends, leur avis est très important pour moi! »
Au fond de moi un signal de détresse s'est allumé que je n'ai pas voulu entendre. Tout se passait si bien entre elle et moi...
Pourtant c'est là sous les lustres de ce grand restaurant alors que je dégustais un excellent vin que la dégringolade a commencé....
Elle a tourné en rond pendant des semaines, et puis un soir elle s'est levée du canapé en cuir fauve et a décroché le téléphone.
Et là mon monde s'est écroulé....
Voyez-vous, ses parents espéraient pour elle quelqu'un de mieux que moi. Ils m'ont déjà croisé une fois ou deux et ne m'apprécient guère. Pour eux je ne suis qu'un simple petit parvenu qui exploite leur fille unique et lui ferme tout un éventail de possibilités.
Voyez-vous si nous nous installons ensemble ses parents auront du mal à venir la voir, à moins de dormir à l'hôtel parce qu'ils refusent de demeurer sous le même toit d'un petit minable comme moi.
Croyez-vous qu'elle m'ait défendu, qu'elle ait plaidé avec ardeur ma cause, vantant à qui mieux mieux mes mérites, expliquant à ses parents à quel point elle était bien avec moi...
Vous savez les petites phrases gentilles qu'elle me disait la veille encore (« Tu es ma moitié, avec toi je me sens bien, tout est tellement simple quand on est ensemble..... »), croyez-vous qu'elle les a répétées à ses parents? Que nenni! Elle a gentiment expliqué à ses parents qu'elle viendrait les voir seule, sans moi!
Et depuis elle est retournée dans son appartement, seule, pour réfléchir.
Et depuis elle m'évite.
Et depuis je chute chaque jour d'un étage... Et même quand on est arrivé en haut d'un gratte-ciel à ce rythme-là on finit vite par atteindre le sol....
Je crois que je me suis trompé d'étage... en fait ce n'est pas le sommet que j'aurais dû viser, mais bel et bien le sous-sol!
Surtout que là, derrière la vitre du balcon auquel je suis accroché par un bras, j'ai une vue plongeante sur la chambre de la fille que j'aime... et qui est en train de s'éclater avec le gendre idéal selon ses parents....
Bref, j'assiste en direct à mon éjection de sa vie.