J'ai planté un arbre ce jour-là, exactement à cet endroit-là, juste de l'autre côté du muret. J'étais redescendu jusqu'à la ville, cherchant un pépiniériste, que j'ai trouvé en périphérie. Là comme ailleurs se développaient des zones artisanales ou industrielles, ce genre d'horreurs en tôles aux couleurs criardes et qui défiguraient tout. Question arbres, je n'y connaissais rien. J'étais un citadin. Un homme des platanes et des marronniers qui bordent les rues. Un homme qui respire plus souvent le CO2 que l'air pur des montagnes.
Le vendeur, plus très jeune, avait les mains calleuses. J'ai pensé : un ancien paysan.
— « Vous cherchez quoi ? Quelle essence ? » Et moi j'étais là, avec mon costume-cravate, mes pompes en croco, et mes mains fines d'intellectuel. Essence ? Il m'a fallu quelque secondes pour comprendre qu'il ne parlait pas de pétrole.
— « Je ne sais pas ! C'est pour planter dans un terrain dont je viens d'hériter »
Il a souri. C'est clair que c'était pas pour manger en salade le soir… Je me suis rendu compte que j'avais l'air idiot. Et puis, qu'est-ce que j'avais besoin de lui parler de cet héritage. Quelques lopins de terre perdus dans la montagne, sur lesquels s'écroulait lentement cette petite bâtisse en pierres, qui avait peut-être été une sorte de bergerie, ou un refuge, ou je ne sais quoi. J'ignorais tout de cet oncle dont j'héritais et dont mon père ne m'avait jamais parlé. Je venais de découvrir son existence quelques semaines auparavant par une lettre d'un notaire. Voilà que j'étais propriétaire terrien au milieu de nulle part. A la mémoire de cet héritier inconnu, je m'étais dit que je planterais un arbre et puis basta !
Mon interlocuteur a enchaîné : « C'est quel genre de terre ? ». Mais qu'est-ce que j'en savais. C'était de la terre. Point à la ligne ! J'ai pensé : c'est sûr, il va se payer ma tête, moi le type de la ville. Il va prendre sa revanche ! Mais non. Au final : le client, c'est le client ! Et il est là pour vendre ! Alors il a dit :
— « c'est où ? ». Je lui ai donné le nom du lieu-dit.
— « Ah ! Je connais un peu ce lieu…. » Et puis il y eut un silence. Comme un instant de trouble, avant qu'il ne se reprenne la parole :
— « Je vous conseille un
sorbier des oiseleurs, ça pousse tout seul, c'est décoratif, ça change toute l'année, ça fleurit en mai juin, puis vous aurez des baies rouges pratiquement jusqu'à la fin de l'automne. » Il débitait ça comme un discours tout prêt, presque mécaniquement, l'air absent.
Mais moi, c'est le nom de l'arbre qui m'a plu. Je sais pas pourquoi, j'ai tout de suite pensé à Papageno, l'oiseleur dans la Flûte enchantée de Mozart.
— « Va pour l'oiseleur » que j'ai répondu. Et j'ai ponctué en sifflotant un "tululu-lulut"… Comme Papageno avec sa flûte de pan ! Il a dû penser : non seulement il est de la ville, mais en plus un peu timbré…
J'accompagnais le vendeur jusqu'à la réserve. Je l'ai laissé choisir :
— « Celui-là sera très bien » déclara-t-il doctement, comme pour me convaincre, et de toute façon je n'y connaissais rien.
Il se montra alors fort aimable. M'accompagnant jusqu'à la caisse.
— « Laisse, Martine, je m'occupe de Monsieur. »
Tandis qu'il bricolait dans sa paperasse, facture, pianotage sur les touches de la caisse, carte bleue ici s'il vous plaît, il déclara sans me regarder :
— « je voudrais pas être indiscret, vous avez parlé d'héritage. Est-ce que par hasard ce ne seraient pas les terres de Marcel Castaljoux ? »
Je ne répondis rien. Ostensiblement. Je composai mon code pour la carte bleue.
Il bredouilla un « Excusez-moi », ajoutant aussitôt « Je vous accompagne jusqu'à la voiture », comme si c'était nécessaire.
Il m'aida à installer l'arbrisseau dans le coffre. Je suis monté dans la voiture, j'ai lancé le démarreur, j'ai ouvert la fenêtre pour manoeuvrer. Il me guidait. J'ai fait un petit signe de remerciement par la fenêtre.
Alors que je commençais à m'éloigner, je l'ai entendu crier :
— « Je suis son fils !… »
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oups, désolé... j'ai dépassé le nombre souhaité !