Ce n’est pas à proprement parler un objet, plutôt un repère, un de ceux que je retrouve avec plaisir chaque fois que je me promène dans le jardin. Le jardin, j’ai appris à le connaître par cœur et, malgré ma cécité profonde, je peux m’y déplacer sans aide. J’utilise ma canne pour « voir » les allées, la pelouse, le vieux banc de pierre… et puis, en ce début d’été, je me laisse guider par l’odeur exquise…
Le parfum devrais-je dire, un doux parfum sucré de miel qui éveille en moi des souvenirs d’enfance. Et puis il y a le bruit. L’air semble vibrer sous l’action de milliers d’ailes translucides : le nectar est à point et les abeilles le font savoir par leur bourdonnement incessant.
Quand j’arrive près de celui que je veux vous faire deviner ce soir, je laisse tomber dans l’herbe ma canne devenue inutile, et je tends les bras. Ce sont d’abord mes mains qui le localisent avec précision, si solide dans mon monde incertain. Je m’appuie contre lui et je sais qu’il ne se dérobera pas.
Je sens sous ma joue une croûte rugueuse. Mes doigts explorent la surface striée : d’un index curieux je cherche les amas de lichen en forme de fleur d’où s’échappe, si j’ai un peu de chance, une petite vie frétillante et pleine de pattes que j’ai dérangée…
Le vent s’est levé, quelque chose de velouté caresse ma nuque, je tends la main pour attraper la feuille dont je connais si bien le contour en forme de cœur, pour l’avoir maintes fois suivi du doigt. J’attire à moi la branche et, à tâtons, je me mets à cueillir les plus jeunes feuilles (elles sont fragiles et douces) pour donner à ma salade du soir une délicieuse saveur d’été…
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