Cette année-là, plus de 14 millions d'individus en France sont concernés par l'événement. Je suis l'un d'entre eux, fier de découvrir pour la première fois une salle de cinéma. Oh, bien sûr, à l'école on nous passe parfois des documentaires. Le maître installe un énorme projecteur, qui fait du bruit, couvrant presque la voix du commentateur qui décrit la Loire et ses affluents. On n'est jamais certain de voir le film en entier, soit la pellicule se déchire, soit la lampe grille, soit le maître excédé arrête brusquement la projection, parce que ça chahute dans le fond..
Mais aujourd'hui, jeudi, c'est autre chose. Ma mère a décidé : nous allons au cinéma. Le vrai, avec les fauteuils rouges sur le plancher en pente, le grand lustre, les places au balcon, le rideau écarlate qui cache encore l'écran tout blanc. Nous allons faire partie des 14 millions qui verront ce film célèbre entre tous.
Sitôt après le repas du midi, nous partons en tramway jusqu'à la Grand-Place, car il ne faut pas arriver trop tard, pour être bien placé, ni trop près, ni trop loin, ni trop sur le côté.
- « Et proche des toilettes, dit maman, si jamais tu avais envie, je n'ai pas l'intention de traverser tout le cinéma avec toi ».
Dans le tramway, maman explique que le film est d'un grand réalisateur américain : Cécil B. DeMille. Mince alors, un homme qui a un prénom de femme, et un nom composé de chiffres et de lettres. Ils sont quand même bizarres en Amérique.
Le film s'intitule : Les Dix Commandements.
- « Tu sais bien, explique maman avec un ton professoral, les dix commandements que Dieu dicta à Moïse sur le mont Sinaï. Tu as appris cela au catéchisme ».
Mince ! Pourvu que ce ne soit pas comme à l'école avec les documentaires, et qu'on nous rabâche l'histoire du peuple de Dieu.
Nous voici devant le Bellevue. Pour acheter les billets, il faut faire la queue.
- « Tu vois, tu traînes encore, s'exclame maman, qui s'arrange toujours pour me mettre dans mon tort. Le film va commencer, et on sera mal placés ». Elle n'a pas l'air contente. Pourtant moi je suis tout joyeux, et en plus demain je pourrai raconter aux copains ce merveilleux film.
En entrant, maman remet les billets à une dame, qui, dessine sur le sol un rond rouge lumineux, à l'aide d'une lampe de poche qu'elle tient derrière son dos pour guider nos pas. Aux deux tiers de l'allée voilà qu'elle nous désigne deux fauteuils, pointant sa torche sur eux. Elle rend les tickets à ma mère, qui lui glisse une pièce de monnaie. Plus tard, maman m'explique que l'on donne toujours un pourboire à l'ouvreuse. Ces dames-là doivent sûrement boire beaucoup.
Sur l'écran, on voit des hommes entrer et sortir de voitures, tandis qu'une voix tonitruante explique qu'un chef d'État est en visite officielle à Paris. Puis tout s'arrête. Plus rien. Le rideau rouge se déclenche et bientôt masque l'écran.
- « C'est déjà fini ? dis-je à maman, mais on n'a rien vu ! »
- « Mais non ! C'étaient les actualités ! Maintenant c'est l'entracte et après le film va commencer, tu vas voir ! »
Une dame passe dans l'allée avec un grand panier d'osier : « Bonbons, caramels Dupont d'Isigny, chocolats glacés, Esquimaux Gervais... »
- « Maman, un esquimau ! S'il te plaît, allez maman, pour une fois... »
Mais maman est inflexible : on est venu pour voir le film, pas pour manger des friandises.
Enfin, les lumières s'éteignent à nouveau, le rideau rouge s'ouvre par le milieu, la musique se déchaîne dans les haut-parleurs.
Au beau milieu de l'écran surgit une immense montagne brune sur fond de ciel bleu, entourée d'étoiles blanches. Ce n'est pas le mont Sinaï, mais le générique de la Paramount Pictures.
J’écarquille les yeux.
Ça commence !