Incrédulité
« A non, Amèlia, jamai ne mé fara creire aquo ! » (Ah non, Amélie, jamais vous ne me ferez croire cela !)
Ainsi s’exprimait à l’adresse de ma mère dans son patois limousin, Léonie, notre plus proche voisine, en ce matin du lundi 21 juillet 1969.
Selon son habitude, elle avait dû pousser notre porte qui donnait sur la cour mitoyenne avec dans son
devantal (tablier) quelques courgettes de plein champ ou deux ou trois melons craquelés de soleil. Et là, elle était tombée en arrêt devant le modeste téléviseur en noir et et blanc qui passait et repassait en boucle les glorieuses images de la nuit précédente…
Ma mère avait cru bon d’insister :
- Mais enfin Léonie, ce n’est pas une blague, vous voyez bien, la télévision n’arrête pas d’en parler et de montrer les images…
-
A non, non ! Montar sus la luna, aquo podi pas creire, podi pas creire… (Ah non, non ! Monter sur la lune, ça je ne peux pas croire, je ne peux pas croire…)
Après s’être délestée de ses victuailles sur la vaste table paysanne, elle était repartie, vaguement en colère, levant dès le seuil les yeux au ciel afin de vérifier si la lune était bien toujours la même, cette lune qu’on tentait de lui faire croire que les Américains venaient tout juste d’apprivoiser…
La pauvre, elle qui n’avait jamais dépassé les limites de son canton et ne voyait l’existence qu’à travers le verre déformant des travaux et des soucis quotidiens, l’Amérique, la lune, la télévision et même l’accomplissement d’un vieux rêve de l'homme, c’était comme qui dirait dans un autre monde… Un monde qui pour elle restait entièrement à inventer. Je suppose que lorsqu’elle quitta cette terre quelques années plus tard, elle avait dû sur le sujet en rester exactement où elle en était ce matin du 21 juillet 1969.
Chère Léonie, douce figure de mon enfance de petit campagnard heureux ! Parfaite antithèse de l’homme dont les semelles terriennes venaient d’imprimer leur empreinte indélébile sur le sol poudreux de notre satellite et dont la voix nasillarde continuait imperturbablement à chanter à sa façon : On a marché sur la lune, on a marché sur la lune…