La chapelle d'un trafiquant

Depuis qu’avec sa famille, il avait rejoint un appartement au troisième étage du n° 34, Jacques Lebrun était toujours le premier à emprunter l’escalier commun dès potron-minet. Rien d’étonnant à cela puisque le car chargé de convoyer les employés de Renault -dont il faisait partie- vers l’usine de Sandouville, passait à cinq heures.
Ce matin-là, les yeux encore lourds du gros sommeil de sa nuit, Jacques, arrivé sur le palier du rez-de-chaussée se demanda s’il rêvait encore. Une imposante affiche jaune, portant une large écriture au feutre noir, était placardée sur un pan de mur, tache plus claire dans la clarté diffuse des réverbères qui filtrait par la porte d’entrée vitrée. Il abaissa le commutateur qui commandait les deux lampes du hall, s’approcha et jura tout haut en découvrant la teneur du message.

A tous les habitants du n° 34 et à ceux des n°s voisins qui ne manqueront pas d’être informés à leur tour.
Depuis près de vingt années que j’occupe cet appartement -que d’aucuns se sont plu à baptiser « la chapelle d’un trafiquant »-, tous autant que vous êtes n’avez jamais vu en moi qu’un ennemi potentiel, un repris de justice en puissance, une bête sournoise et malfaisante qu’il serait bon de débusquer et d’expédier dans une cage munie de solides barreaux. Toutes vos approches n’ont jamais été que de malsaines curiosités, vos questions de brutales intrusions, vos sourires des rictus déformés… Jusqu’aux récents et tragiques évènements survenus dans l’immeuble l’an passé que vous n’avez pas hésité une seule seconde à m’imputer…
Mais au final, que savez-vous de moi ? De ce que fut ma vie passée et présente ? De mes joies et de mes peines ? Rien. Vous êtes de ceux qui jugent sur des impressions, qui condamnent froidement, transformant un individu parfaitement honorable en coupable potentiel.
Que je sois venu ici pour tenter de fuir un chagrin terrible qui bouleversa ma vie ne saurait vous émouvoir, c’est pour cette raison que je ne m’étendrai pas sur le sujet. Pas plus que je ne vous expliquerai de quoi fut faite mon existence d’après, celle que vous avez en votre âme et conscience, toujours jugée suspecte voire délictueuse.
Aujourd’hui, j’ai décidé de partir et la porte vous est enfin ouverte. Vous allez donc pouvoir ainsi mesurer la profondeur de votre égarement...

Les pompiers, prévenus, furent les premiers à pénétrer dans le modeste appartement qui en avait terminé avec la réputation de caverne du diable qu’on lui avait taillée sur mesure.
La pièce qui faisait immédiatement suite au vestibule était sombre et vaste. De profondes étagères fixées aux murs supportaient d’innombrables bocaux de verre fumé contenant des feuilles, des racines ou des capitules floraux séchés. Chaque bocal portait une étiquette sur laquelle figuraient, soigneusement calligraphiés, le nom latin de la plante ainsi que sa désignation usuelle.
Sur la longue table de chêne qui occupait quasiment tout l’espace restant, deux cahiers entoilés de noir voisinaient. L’un était un registre de comptes méticuleusement tenu, le second, de plus petite taille, renfermait les coordonnées de nombreuses boutiques et officines spécialisées en phytothérapie.
La pièce suivante à usage de cuisine et de salon paraissait vide en regard de la précédente. Pour tout ornement, au-dessus de la cheminée, un sous-verre contenant un diplôme de professeur agrégé de sciences naturelles et le portrait en pied d’une belle jeune femme tenant par la main un garçonnet à la mine espiègle.
Juste devant, un unique fauteuil recouvert d’un plaid défraîchi.
Dans le fauteuil, M. Joseph, affalé.
A côté de lui, sur un guéridon bas, un sachet à demi-ouvert contenant une sorte de tisane d’où montait une légère odeur anisée et un bol de porcelaine chinoise, fragile et obsédant.
M. Joseph dormait paisiblement.
Pour l’éternité.

une fin en forme de magnifique plaidoyer pour la tolérance.
une qualité d'écriture qui ne faiblit pas.
Un texte que l'on lit avec beaucoup d'intérêt.
Je ne peux qu'être admirative de ton travail

Oui, c'est formidablement bien .J'aime bcp.

Un grand merci pour vos commentaires beaucoup trop élogieux !
C'eût été une autre histoire s'il s'était agi d'écrire le roman en entier !!
Si un de ces jours l'envie m'en prend, peut-être reprendrai-je tous ces morceaux et les accolerai-je à un "milieu" un peu plus dense, reprenant des péripéties sous-jacentes dans les deux parties déjà écrites, de manière à concocter une nouvelle longue à défaut d'un roman...
Je me suis risqué une fois à l'aventure romanesque. J'y ai carrément passé deux ans et au bout du compte, le résultat obtenu ne m'a pas vraiment satisfait. Ceci dit, c'est une école de patience et d'humilité !

Je suis conquise aussi, à la fois par l'écriture et par le sujet. Entre les 3 textes (4e de couverture, début, fin), il se dégage une ligne claire. Quand je te lis ici, je me sens concernée, donc c'est une histoire qui laisse une trace derrière elle. Si à tout hasard, tu devais en écrire une nouvelle, je me réjouis d'avance de la lire .

Je me joins aux comm' précédents !
Mais comme déjà commenté ailleurs, je pense que dans le cadre de la consigne, la moitié du texte aurait suffi à la compréhension.
C'est un régal de te lire, donc je ne vais pas me plaindre.
Ou alors, je me trompe totalement sur la manière de traiter la fin

Je rejoins les coms précédents : l'affaire est menée de main de maitre !!!

J'aime cette affiche où est enfin levé le secret de M.Joseph : elle est le reflet de la fausse réputation que font parfois les gens envers telle ou tel qui n'est pas conforme à la "normalité" .

Difficile de commenter les trois consignes, alors je me limiterai à ce dernier texte.
Du début à la fin de ton histoire j'ai adoré te lire, d'une part, et découvrir l'intrigue, d'autre part.

J'ai cru que le pauvre monsieur Joseph, était parti dans un autre quartier, une autre ville . Scotchée, je suis !