Manifestes de l'ouvrière

Les cris et les rires s’étaient tus, la maison avait retrouvé le calme et le silence qui la caractérisait. Adèle arpenta chaque pièce, sourire aux lèvres. Dans le jardin, elle se baissa et ramassa un chapeau oublié par un des enfants. Seul vestige de la tornade qui s’était abattue ici même les heures précédentes.
Petits et grands avaient tenu à faire la vaisselle, nettoyer, ranger la maison de façon à ne pas donner de travail supplémentaire à leur hôte chérie.

« Ce fut une belle journée » pensa Adèle en retournant dans le salon. Elle s’installa sur le confortable fauteuil crapaud, près de la fenêtre, pour se remémorer jusqu’à plus soif les évènements de cette magnifique journée d’automne.

Retrouver sa tribu, disséminée un peu partout dans la région, était prétexte à un délicieux repas que ses filles l’aidaient à préparer dans une complicité retrouvée, et à des conversations animées ou l’on prenait des nouvelles de chacun, les présents et les absents. Puis il était question d’enfant, d’éducation et de politique évidemment.
Une fois ce sujet abordé, Adèle notait un subtil changement dans le comportement des personnes qui l’entouraient : on élevait la voix d’un ou deux tons, on gesticulait un peu plus, on se dandinait sur sa chaise, ou bien on se levait d’un bond, se lançant dans un discours théorique tout en faisant les cent pas.
Adèle s’en amusait, elle savait que tout ceci n’irait pas plus loin, qu’aucun ne s’emporterait au point d’écraser les autres de ses certitudes . On était ainsi dans la famille, la tolérance était de mise, quelque soit l’opinion de chacun.

Le passé d’Adèle, et les valeurs éducatives qu’elle avait inculquées à ses enfants y étaient pour beaucoup. Sa longue vie d’ouvrière syndicaliste lui avait maintes fois prouvé que le dialogue et la fermeté, sans jamais y ajouter la violence et le mépris, étaient la base de toute relation humaine.

Adèle soupira, il était bien loin le temps de la lutte. Elle venait de fêter ses soixante-dix ans, ce qui expliquait le rassemblement de la tribu.

Il n’y avait aucune nostalgie dans cet état de fait, elle avait eu une vie bien remplie. Elle s’était donnée corps et âme à la lutte pour le droit des femmes, elle avait gagné des batailles, elle en avait perdu d’autres, mais elle était toujours restée fidèle à sa promesse, faite plus de cinquante ans plus tôt, au milieu des ruines de son usine : « j’aurai une belle vie, je ne renoncerai jamais !

Une voix venue de la pièce d’à côté l’a sortie de ses songes :

Chérie, si tu n’es pas trop fatiguée, on pourrait aller au cinéma ce soir il y a « La vie est belle » de Roberto Benigni qui passe au Gaumont.

Adèle sourit. Oui ! La vie est belle, et je ne l’oublie pas.

« Excellent idée, la séance est à quelle heure ?

FIN