Des pensées aux champs

Des pensées aux champs

Je n’ai pas eu la chance de connaître mes grands-pères, tous deux ayant disparu au cours de la même année 1943, soit quelque sept années avant ma venue au monde. C’est peu dire combien ils m’ont manqué…
Les années passant, j’ai dû me résoudre à combler le manque qui se faisait impérieux.
Un cousin de mon père, bien que personnellement réfractaire à toute pratique religieuse, m’avait tenu en son temps sur les fonts baptismaux. Depuis lors, à défaut de me guider sur les chemins du ciel, il me témoignait une affection jamais démentie.
C’est ainsi que je décidai en mon âme et conscience de confier à mon parrain le rôle délicat de grand-père de substitution. Jamais je n’eus à le regretter.
Laborieux et méthodique comme savaient l’être les paysans de ce temps-là, il passait le plus clair de son temps à mettre en valeur sa petite propriété. Lorsqu’une pause dans les travaux des champs ou les rigueurs de la saison lui en laissaient le loisir, on le trouvait immanquablement occupé à lire ou à méditer. La première passion lui était venue au temps béni de la communale et des livres que lui prêtait M Tarif, le maître d’école. Depuis, il lisait à peu près tout ce qui lui tombait sous les yeux, depuis de vieux bouquins arrachés aux rats de quelque grenier jusqu’à l’almanach Vermot et au Chasseur Français dont il se délectait.
Si je n’avais guère à le questionner à ce sujet, étant moi-même un lecteur impénitent, je m’interrogeais fréquemment sur ses silences récurrents et sur sa propension à laisser vagabonder ses pensées.
J’allais aussi souvent que je le pouvais le retrouver sur ses terre. S’il n’était pas courbé vers la glèbe, je savais où dénicher le vieil homme. Une modeste cabane s’élevant dans le pré voisin lui servait de refuge. Assis, selon les caprices du temps, à l’extérieur sur un tronc à usage de banc ou au-dedans sur une pile de sacs usagés, il s'évadait pour des voyages intérieurs. Et souvent, ma question fusait, impatiente :
- Dis parrain, à quoi tu penses ?
Le regard clair se tournait vers moi et la réponse arrivait, immuable :
- Ah, te voilà garnement ! Prends ta place !
Ma place, c’était une caisse en bois surmontée d’un coussin aux tons passés.
Il prenait le temps de se rouler une cigarette de gros gris et de pencher sa tête vers la flamme fuligineuse du briquet à essence avant de me répondre…
- A quoi je pense ? A tout et à rien ! Au temps qu’il va faire, à tout ce travail qui m’attend, à notre monde qui perd un peu la boule comme moi, à ceux qui ne sont plus…
Il lui arrivait de mordiller l’extrémité de sa moustache ce qui représentait chez lui le comble de l’émotion. Soucieux de ne pas m’attrister, il se reprenait bien vite et levant un doigt sentencieux, me prodiguait une de ses maximes favorites :
- Les pensées mènent le monde, petit, ne l’oublie pas !
Je ne l’ai pas oublié. Pendant les moments heureux que nous avons passés côte à côte et plus tard, lorsqu’il ne fut plus là.
J’ai gardé son souvenir et ses conseils au fond du cœur, mieux que n’a su le faire sa lointaine descendance qui a laissé les herbes folles envahir sa tombe et s’écrouler la cabane au bord du champ.
J’y suis retourné il n’y pas si longtemps. Le tronc, lui, avait résisté et a su accueillir le poids de mon silence. Revenu au réel, j’ai cru deviner quelque chose qui ressemblait à une boîte en fer sous l’entassement des planches. J’ai tiré, poussé, déplacé quelques chevrons. C’était bien ça, je ne m’étais pas trompé. Il s'agissait bien d'une boîte métallique de forme carrée qui avait dû contenir des biscuits. A cette heure, elle ne renfermait que des feuilles de papier, grossièrement assemblées.
Tourneboulé, je découvris que mon parrain ne faisait pas que lire et penser. Il lui arrivait aussi d’écrire. Ou plus exactement de consigner des phrases qu’il avait retenues de ses lectures ou qui lui étaient venues comme ça… Je passai un long moment à déchiffrer le grimoire. Parmi cet enchevêtrement d’idées, il en fut une que je me promis de faire mienne tant mon défunt parrain me semblait y être tout entier contenu :
« Je pensais regarder le monde et c’est le monde qui me regarde. »

Né dans ces années où, à la campagne, il était encore des travaux dont la monotonie accompagnait l'acquisition du savoir-faire pour les paysans, je trouve beaucoup de réalisme à ton récit.
Mais c'est vrai aussi que hormis l'hypothèse de pensées consignées quelque part, il ne reste rien des pensées de nos aïeux et c'est dommage .
Très bonne traduction de la consigne !

Que je suis embêtée jean-Pierre!
Ton texte est magnifique, j'adore ton écriture, à chaque fois je plonge dans ton récit entièrement, et je te vois comme un conteur des temps anciens, qui me raconterait une histoire le soir au coin de la cheminée.

Mais... Mais tu ne tiens absolument pas compte de la photo, pour moi il n'y a rien de Rodin dans ton histoire, rien de cette statue, seul la phrase a été prise en compte.

Comme je voudrais te voir t'essayer à autre chose, te voir lâcher prise et te laisser emporter juste par la photo et les mots.
Comme je voudrais te voir te mettre à nu, oublier ton passé, ton présent, ton terroir, prendre des risques, même si tu te plantes.

La prochaine consigne d'écriture automatique, sur musique, je ne sais pas quand je la posterai, mais je la préparerai exprès pour toi!
Oui, c'est ce qu'il te faut pour tout oublier: l'écriture automatique

Mais je le dis et redis ici: tu écris magnifiquement bien, ta plume me touche parce qu'elle parle vrai, elle parle terroir, elle parle de ce qui nous fait homme ou femme, de ce qui fait notre histoire. Je l'aime.

Mais je veux aussi autre chose de toi . Vais-je y parvenir???????????

Il faut admirer ton texte en oubliant la consigne.

Reprenant le com de Nerwen, j'ajouterai : diversité, acceptons la diversité !
Par ailleurs, la pensée unique devient si indigeste qu'on a besoin d'air !

Très beau texte Jean Pierre ! Bon sang ! Mais tu nous tirerais des larmes.
Je ne sais pas si le monde regardait nos grands pères. Mais très certainement, eux savaient le regarder bien mieux que nous, car plus proches de la nature, plus proches de leurs semblables, pas distraits et pollués par toute cette modernité à outrance qui nous rend tous fous. Ils savaient prendre le temps de réfléchir et même s'ils ne le montraient pas, ils savaient aimer.

Très beau texte ...Et si le penseur était le parrain ?J'espérais cependant trouver dans la boite une reproduction en image du Penseur de Rodin...

texte magnifique , j'étais retransportée dans mon enfance . Besoin de rêver ? magique en effet, rien ne vaut les champs pour méditer. Nos anciens étaient pleins de sagesse, les vrais penseurs n'étant pas toujours ceux que l'on a désigné, peut -être devrions méditer plus souvent sur l'héritage qu'ils nous ont laissé. J'ai aimé les commentaires de 4 vents et de Catsoniou, (surtout en ce qui concerne la pensée unique), j'y adhère complètement, et tans pis pour Rodin, il devrait s'en remettre.