"l'avenir est un long passé" (*)
Il n'y a pas si longtemps, je profitais pleinement de la vie et je m'amusais comme une folle.
Et puis, j'ai commencé à souffrir de surdité. Les mots arrivaient difficilement jusqu'à mon oreille. Je pensais que c'était quand même désagréable de vieillir. Peu à peu, sans s'en rendre compte, tout finit par ralentir. On marche plus lentement, chaque chose demande un effort, on ressent sur les épaules un poids considérable.
Je pensais : — ma vie est devenue pesante.
Si on ne peut plus entendre, à quoi bon parler. Mieux valait me taire même s'il devenait impossible désormais de prononcer des mots d'amour.
Autour de moi les choses semblaient se figer. On aurait dit que l'air devenait plus épais à mesure que j'avançais.
Près de la gare de triage je vis une petite fille, de rouge vêtue, qui jouait. Elle sautait à pieds joints entre les traverses. J'ai pensé que je faisais pareil enfant. Il ne fallait pas toucher la traverse, sinon on attirait le malheur. J'ai trouvé son jeu imprudent, car là-bas au loin, je devinais l'ombre d'une locomotive qui n'allait pas manquer d'approcher. J'avais l'intention de crier :
— oh ! Petite ! Fais attention à toi. Viens par ici.
Aucun mot cependant n'est sorti de ma bouche. J'ai tenté de courir vers elle, mais l'air était de plus en plus épais, ralentissant mon pas. Je me sentais oppressée. On comprimait ma poitrine et respirer devenait difficile.
Si je n'arrivais pas à temps, j'insisterai à un drame, d'autant que la fillette s'était tout à coup figée dans son élan, bras en arrière, genoux fléchis, prête à bondir, elle ne décollait cependant pas du sol.
Alors j'ai pensé, et si le temps venait de s'arrêter. C'était idiot. Personne n'arrête le temps. C'était seulement dans ma tête. Un ramollissement de mon cerveau. On sait bien que pour les vieilles comme moi la vie se ralentit avant de s'éteindre. Étais-je devenue vieille tout à coup, sans m'en rendre compte ? Je passais dans un univers parallèle, quelque chose entre la vie et la mort. J'étais morte peut-être. Sans le savoir encore.
Lorsque le train me passa sur le corps, juste au moment d'expirer, je compris. Ma grand-mère se trompait quand elle disait qu'au dernier moment elle reverrait toute sa vie passée. Moi j'ai vu toute celle à venir, celle je n'aurais pas.
-------
(*) En souvenir du meilleur album du groupe Manau...