— Tu le vois ?
— Non, rien dans ma direction, et toi ?
— Pas davantage. Je me demande ce qu’il lui a pris de nous donner rendez-vous ici. Lui qui voulait de la discrétion, c’est réussi ! Des ânes sur un champ de neige immaculée, c’est vrai que ça passe inaperçu !
— Tiens oui, d’ailleurs on nous photographie, regarde là-bas, près de la clôture
— Je la connais, elle s’appelle les 4vents, et habite un peu plus loin sur le chemin. Mais elle ne nous causera pas d’ennuis, sois-en sûr. Prends plutôt la pause, sait-on jamais !
Pendant que les deux quadrupèdes se pavanent pour la photo, un troisième arrive en trottinant.
Son air pressé et conspirateur n’échappe pas aux yeux de ses congénères.
— Hé Batistou, on a failli attendre ! Qu’est ce qui t’arrive, t’en fais une drôle de tête !
— Les gars, j’ai un scoop, je retiens cette nouvelle depuis des jours et des jours.
Vous n’allez pas en revenir, je vous le dis, c’est un évènement, un exploit, je vais devenir célèbre, passer dans un cirque, faire la une de la Gazette, recevoir....
— D’accord, d’accord, on a compris, je crois, mais de quoi s’agit-il, au juste ?
— Oui, ne nous fais pas attendre, rétorque le second âne
— Bon, les gars, ouvrez bien vos grandes oreilles : JE SAIS LIRE ET ECRIRE
Pas de réaction, ses interlocuteurs restent muets et se regardent, indécis
— Ben alors, vous êtes sourds ? Je viens de vous dire que je savais lire et écrire. C’est fabuleux, non ?
— Si tu le dis, mais, heu, ça sert à quoi, pour un âne, la lecture et l’écriture ?
— Pffuiii, ignares que vous êtes, je fais avancer la science, la condition du bourriquot, et vous restez bloqués à l’âge de pierre ! J’en serais presque déçu, si vous n’étiez pas mes potes.
— On est peut-être ignares, comme tu dis, mais on sait quand même que pour écrire il faut pouvoir tenir un crayon. Et là, tu fais comment ? Avec ton museau et tes grandes dents ?
— Mais pas du tout, j’ai trouvé une technique, « la technique à Batistou ».Tiens, dans la neige c’est plus facile, je vous montre.
Je commence par toi, Luc, je vais écrire ton nom.
L’âne se contorsionne, souffle, tire la langue, et parvient enfin à tracer les trois lettres au prix d’un gros effort.
— Je suis épaté, dit Luc
— Et moi donc, répond son compère. Tu peux écrire mon nom aussi ?
Une lueur d’inquiétude passe dans le regard de Batistou, mais il refuse de se laisser démonter.
— Pas de problème, c’est parti !
Les minutes passent, trois, puis quatre lettres s’inscrivent sur la neige, et Batistou, épuisé, s’affaisse sur ses pattes, en annonçant qu’il a terminé...
...tout en pensant au fond de lui qu’il est heureux que ses compagnons ne sachent pas lire, car il est plus facile d'écrire Luc en faisant pipi dans la neige que Jean-Sébastien.