- « Tu vois, ma chérie, la première chose que je regarde chez un homme ce sont ses chaussures. Lorsque je lui ai ouvert, j’ai tout de suite vu ses godillots. Ils avaient beau être soigneusement cirés, on voyait qu’ils étaient fatigués. »
- « Pourquoi me dis-tu çà, Mamie ? »
- « Parce qu’en lisant cette phrase taguée sur le mur : « du bonheur et rien d’autre », j’ai pensé à ton grand-père lorsqu’il est revenu de la bataille de Passchendaele. »
- « C’est où, çà ? »
- « En Belgique, entre Lille et Bruges. »
- « Et alors ? »
- « Il avait le bras gauche en écharpe à cause des éclats d’obus. Quand il est entré, il m’a prise par les épaules et m’a dit : « J’ai honte d’avoir autant de chance, je m’en sors avec une clavicule broyée. Le temps était épouvantable depuis trois jours, et le terrain labouré par les bombes était devenu une sorte de marécage dans lequel beaucoup se sont noyés. A l’hôpital, j’ai découvert dans la presse que le premier jour de la bataille, quarante mille anglais sont morts, au point que le journal n’était pas assez grand pour en imprimer tous les noms. »
- « C’était en 1940 ? »
- « Non ma chérie, en 1917. »
- « Et alors ? »
- « Et alors ? Ton grand-père était altiste et du jour au lendemain sa carrière s’est trouvée brisée ; comme celles de beaucoup d’autres, d’ailleurs ! Il aurait pu baisser les bras, mais pas du tout ; il a simplement dit : « C’est comme çà ! » et il a donné des cours de solfège tout en préparant une licence en droit, puis il est devenu l’avocat que tu sais. »
- « Mais le rapport avec ses godillots ? »
- « Il n’y a pas de rapport, sinon qu’ils étaient cirés, et toute la différence est là. Richesse, pauvreté, vie longue, vie courte, en bonne santé, handicapée c’est sans importance, ce qui compte c’est que les chaussures soient cirées, c’est à dire qu’on prend sa vie en main, telle qu’elle se présente. La rouille grignote les âmes de ceux qui ne réalisent par leurs rêves dit le proverbe. Le rêve de ton grand-père, c’était d’être un vivant qui sache affronter le réel et non pas un rêveur qui salope les murs de phrases aussi creuses que « du bonheur et rien d’autre » ! Et c’est pour cela que je l’ai aimé et qu’il continue de me manquer !
- « T’énerves pas Mamie ! »
- « Mais si je m’énerve ! D’abord, je n’aime pas les tagueurs, ces espèces de bâtards errants qui marquent leur territoire en pissant sur des bornes ; et puis cette phrase m’exaspère parce qu’elle montre que celui qui l’a écrit n’a rien compris à la vie.
- « Wahouh, Mamie ! Comme tu y vas !
- « Tu as raison, peut-être faut-il que je me calme ! Tiens, dit-elle alors qu’elles arrivaient sur la grand’place, on va faire un peu de shopping, entre filles, je t’offre une paire de chaussures, mais à une condition…
- « Que je les cire ! Oui, Mamie, c’est promis !
- « Et puis n’oublies pas, avant de te jeter dans les bras d’un homme, regarde ses chaussures. Elles ne trompent jamais ! »
- « Bon, çà y est Mamie ? »
- « Oui ma chérie. N’empêche que ce petit coup de gueule m’a fait le plus grand bien ! Et puis après on ira se prendre un chocolat chez Carette, je ne sais pas pourquoi, mais j’ai une de ces faims…