18 mai
J’aime le Cuvier où nous allons parfois passer la journée, là-bas, derrière la vigne, au bout de l’horizon, lorsqu’il se fond dans la Gironde. J’aime à te voir à genoux, posée sur le parquet de ta chambre en train de croquer une pomme, un livre ouvert devant toi. N’était le fruit que tu es en train de mordre, je te croirais à l’aube d’un matin calme en train de prier, plongée que tu es dans la profondeur d’un silence aux couleurs or et bleue de cette nature immaculée. Tu es exactement présente à ce que tu fais dans l’instant avec simplicité ; le monde t’échappe comme un parfum de lavande bousculé par la porte de l’armoire qui s’ouvre, et tu ne le retiens pas.
Le bois si souvent ciré est tellement vieux qu’il pourrait raconter le silence accumulé dans cette pièce depuis tant d’années ; et puis ce mur gris, peint d’un ton clair uniforme avec en haut à droite cette ouverture sans fenêtre, barrée par la branche d’un prunier en fleur, étrange tableau qui habille de sa discrète poésie la nudité d’un espace en creux que l’on n’oserait remplir de peur d’en combler irrémédiablement la vacance. Comme si ni le chaud, ni le froid, ni le vent, ni la pluie n’avaient de prise sur cette chambre intemporelle.
Que je t’aime, Catherine, dans ton exigence d’absolu, dans ta quête tenace de l’essentiel. Deux meubles autour de toi : un bureau sur lequel repose un broc à eau, une photo de nous deux – sous le pin à Arcachon, t’en souviens-tu ? - et puis dans le coin, une table de nuit et la cuvette de faïence dans laquelle tu feras ce soir les ablutions de la fin de journée.
Tu fais partie de ces gens étonnants capables de recréer un intérieur à partir d’un rien. Je te revois hier dans la même pièce, assise sur un tabouret. Il devait être onze heures du matin, tu portais un tee-shirt blanc ; à côté de toi sur la table, en miroir, hallucinant de justesse, un lys aux corolles délicatement ouvertes libérant son parfum d’une épaisseur diaphane.
La lumière de la petite fenêtre, là haut près des poutres brunes du plafond, s’engouffrait dans la pièce comme s’il y avait urgence à célébrer la pureté de l’instant. Un losange de soleil cru habillait le plancher bruni comme une pièce blanche un pantalon de clown ; et toi tu cousais ! Sérieusement, doucement, comme si, de nouveau, le mouvement de l’aiguillée ne visait qu’à ponctuer la vie intérieure de ton âme, comme la goutte d’eau tombée de la feuille réveille la présence du lac une fois le nuage passé.
Tu termines cette veste bleue dans laquelle je t’imagine déjà cet hiver. Dehors la branche du fruitier habille le ciel telle une couronne de fleurs la jeune épousée. Je vois la lumière descendre sur ta nuque, brume de printemps, auréole discrète, soulignant la finesse d’un paysage sauvage et distancié.
Tu aimes le silence et même si parfois il me fait peur, je peux le comprendre, mais n’oublies pas, on ne marche pas seul au désert ce lieu si mystérieux où se côtoient si intimement rencontre et solitude, il faut être à deux, mon amour, il faut être à deux.
La nuit descend maintenant sur l’estuaire, la pénombre envahit doucement ta chambre. Par l’ouverture, le ciel orangé embrase la branche posée, immuable barreau d’une prison consentie. Ce soir, je m’inquiète comme le pêcheur s’effraie des courants tournoyants lorsque la marée remonte dans l’embouchure du fleuve et qu’il a pris du retard à cause du vent contraire.
M’arrêtant sur le seuil, je te vois les deux mains posées sur le dossier de la chaise, pesant de tout ton poids sur ce meuble si solide qu’on s’imagine le voir absorber le trop plein de cette souffrance aujourd’hui toujours présente. Et là, je frémis. Tu ne dis rien, les yeux posés sur le siège de paille, la nuque vibrante. Je t’aperçois de dos. Mais je sais les larmes que tu ne peux retenir. Elles coulent, silencieuses comme une pluie d’orage sur la mousse de la digue.
Combien de fois ne me suis-je pas rebellé devant ces sanglots du soir qui t’atteignent aussi régulièrement qu’une pluie de mousson, un après-midi d’été. Ton chagrin me dépasse que je ne puis comprendre comme si la lamproie pouvait imaginer la blessure de la palombe prise dans le filet. Je n’essaie même plus de t’approcher ; je n’ai rien d’autre à faire que d’être là ; simplement présent comme la digue au bord du fleuve, parfois plus oppressée, parfois plus légère.
Et puis, petit à petit tu te redresses, tu va chercher du feu et tu allumes les bougies que tu sors de la boîte à biscuits où elles sont scrupuleusement rangées comme des dominos. J’aime ce rituel que tu t’es construit où petit à petit la lumière tremblante des lumignons allumés un à un et posés côte à côte, vient doucement chasser les ténèbres mystérieuses qui t’ont envahie comme l’aube chasse la nuit qu’elle efface. Et cela m’apaise. A-t-on jamais vu que l’aube ne finisse par vaincre la noirceur de la nuit la plus sombre ?
Et puis tu recules vers le mur d’en face où tu t’assoies à même le sol, les bras autour des genoux et le menton sur les mains. Tu me sais debout sur le pas de la porte attendant que tu tournes vers moi ton regard pour, d’un infime mouvement de la tête, m’inviter à te rejoindre. Je viens alors et nous attendons un petit moment que l’une ou l’autre des coupelles finisse par s’éteindre donnant le signal qu’il est maintenant possible de souffler les bougies sans que les images de démons ne viennent troubler la tranquillité de ton sommeil.
J’aime alors ce moment unique où prenant ma main avec tendresse, tu y poses un baiser me disant, pleine de douceur, que ce soir encore il est peut être préférable que je dorme seul. Au Cuvier, tu dors toujours seule. Et d’un hochement de tête, j’y consentirai, parce que je t’aime et que je sais maintenant pouvoir à mon tour confier à cette page que tu ne liras jamais, toute la souffrance de cette brisure à laquelle je ne puis rien.
Demain, nous repartirons à Bordeaux et la vie reprendra son cours, moi au bureau et toi à ton cabinet. Tu auras repris des forces et je lirai dans ton regard la gratitude qui est la tienne pour la patience qu’il m’aura été donné de te partager. Et aujourd’hui, cela me suffit.
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Ce texte est un texte ancien, il a quelques années. La consigne me donne l'occasion de le partager. Pour l'écrire, je suis parti d'une "installation" d'art moderne trouvée sur internet qui montrait cette pièce que je décris, sous plusieurs angles. J'y ai mis un personnage souffrant. La dimension dépressive est souvent passée sous silence, il m'importait de décrire combien celle-ci est éprouvante au sens le plus ordinaire du terme pour soi et pour les autres.
Troisième volet le "Cuvier". C'est la maison de mon frère au milieu des vignes du Médoc au bord de la Gironde. Il y a là des souvenirs d'enfance merveilleux.
Et last but not least, je lisais à l'époque "A la recherche du temps perdu" de Proust sous forme d'un DVD lu par Dussolier par petites tranches, en voiture, en allant au bureau. C'est à partir de cette lecture que j'ai découvert la justesse des images de Proust et l'importance des images dans l'écriture pour permettre au lecteur de bien comprendre la pensée d'un auteur. L'auteur sait, le lecteur ne sait pas (encore). D'où la nécessité des images qui constituent une sorte de répétition pédagogique qui va permettre au lecteur de suivre au plus près la pensée de l'auteur. Dans ce texte, j'ai beaucoup travaillé cette dimension des images en essayant de mettre en oeuvre ce qui m'a émerveillé dans le livre de Proust.