« En vérité, le chemin importe peu, la volonté d'arriver suffit à tout » disent les préceptes, et les préceptes ne peuvent pas mentir, ils sont la parole de Dieu.
La route est tracée, il faut la suivre. C’est un chemin pour les hommes et pour eux seuls. Elle est dure, mais elle est aussi lisse et douce. Tant que vous restez sur la route, rien ne peut vous arriver. Elle vous protège, elle vous conduit sûrement vers votre destin. Les écritures disent que Dieu a créé la Nature, puis il a créé l’homme. D’abord, les hommes vivaient dans la nature ; il y faisait bon vivre, c’était le Paradis. Mais ils ont commis une faute et Dieu les a chassés, il les a mis sur la route aride. Toutefois dans sa grande bonté, il a créé le vélo. Le vélo est un rouage du cosmos. Le pédalier tourne, les engrenages entrainent la chaine, les roues tournent, mécanisme parfait, comme celui des astres là haut. Et Dieu par le pédalage a donné à l’homme le pouvoir de participer à ce ballet tournoyant. Le vélo est aussi la preuve de la toute puissance de Dieu, avec son équilibre miraculeux, comme celui de ce prophète qui marchait sur les eaux.
Dieu nourrit ses créatures par l’entremise de ses émissaires, qui tendent la main vers vous et vous distribuent la manne céleste des barres chocolatées et des boissons énergisantes.
Lui, c’est un homme comme les autres, lancé sur le chemin de la vie. Il la trouve dure, la vie. Son dos le fait souffrir, ses cuisses se crispent de crampes, mais il avance. Il roule souvent seul. Tantôt il accélère de toute son énergie, tantôt il ralentit, pour s’intégrer à l’un des multiples pelotons, qui se massent, devant et derrière lui. Alors il discute avec les autres, il s’instruit. Mais que d’idées contradictoires dans leur propos. Certains prétendent qu’il n’y a pas de Dieu et que c’est la nature qui a crée l’homme et le vélo. Une sélection naturelle qui en est arrivée à cet Homo vélocipédus.
Lorsqu’il retrouve sa solitude, toutes ces idées se percutent dans sa tête, des doutes le rongent, il cherche à se forger une philosophie de la vie. Dieu ou nature, la route existe, il faut donc bien qu’elle mène quelque part. Depuis combien de temps la suit-il ? Il ne sait pas ; peut-être depuis toujours. Un jour il arrivera et la vie sera encore plus belle. Déjà sur la route, les petits bonheurs n’ont pas manqué. La caresse du soleil sur sa peau, l’immensité du ciel bleu, l’abîme sublime de la nuit étoilée. Un jour il s’est produit un évènement extraordinaire. Depuis des heures, il roulait côte à côte avec une femme, au même rythme et si près que leurs bras se frôlaient. Comme elle était belle, gracieuse silhouette aux mouvements si bien accordés à ceux de la gracieuse bicyclette ! Ce bout de chemin de concert le remplissait d’euphorie. Dans un tournant, leurs pieds s’étaient accrochés, ils étaient tombés et s’étaient retrouvés couchés dans le fossé. Oui dans le fossé, hors de la route ! Brièvement, leurs deux corps étaient restés allongés l’un contre l’autre les bouches s’effleurant, les bras s’étreignant, presqu’une fusion entre leurs deux êtres. Un incendie de sensations et de sentiments. Heureusement il avait retrouvé ses esprits. Il savait que « Hors de la route, point de salut ». Il s’était relevé, malgré la femme qui cherchait à le retenir et il avait enfourché son vélo. La femme avait fait de même, mais désormais elle avait tenu ses distances et il avait fini par la perdre de vue. Ouf, il avait eu la chance que son vélo ne soit pas écrasé par le passage d’un peloton. On l’avait prévenu, s’écarter un instant de sa machine pouvait être une aventure sans retour. On racontait des histoires de genre. A la suite d’un accident ou parce qu’ils avaient voulu visiter les Mondes Extérieurs, certains s’étaient retrouvés avec leur vélo en miettes, condamnés à vivre hors la route.
On les apercevait parfois ces parias, errant au loin dans l’immensité verte des champs, immobiles ou avançant d’un pas ridiculement lent. Que pouvaient-ils bien faire hors de la route, ces sous-hommes amoindris, incomplets, pathétiquement réduits à se déplacer sur leurs deux jambes ? Jamais ils n’arriveraient au rendez-vous avec leur destin.
Pourtant son œil et son esprit se sentaient souvent attirés par les couleurs de ce monde pernicieux et par ses formes d’une infinie variété. Il savait que c’était une tentation à laquelle il fallait résister. Alors il baissait la tête et s’abandonnait à la seule griserie que la route grise et sans fin pouvait lui donner, celle de la vitesse.
Sans fin ? Pourtant, la voilà la fin. La route s’arrête brusquement au bord d’un gouffre. Tous ces efforts pour arriver à cette impasse ! Il descend de son vélo et s’approche. Hé bien si, elle continue la route. Son ruban d’asphalte tombe verticalement puis reprend une pente normale. Casse-gueule, ce truc, mais c’est la route, alors une seule chose à faire, sauter avec le vélo. Les voies de Dieu ou celles de la Nature sont impénétrables, c’est sans doute la dernière épreuve avant le vrai bout du chemin et la félicité. Et voilà qu’au moment de sauter, il est pris d’un sentiment de déjà vu, déjà vu et revu quantité de fois, déjà vécu et revécu. Il se voit sautant, os et ferraille se fracassant en bas en une mini apocalypse. Et ensuite ? Ensuite, retour à la case départ, la route, le vélo, les petits bonheurs, les idylles d’une heure, les questions, les doutes, les espoirs. Jusqu’ici. Et à nouveau la chute et le cycle infernal de l’éternel recommencement.
Alors cette fois, il dit non, il quitte la route et fait demi-tour en longeant le fossé, il respire le parfum des fleurs, il se roule dans l’herbe. Il regarde passer les cyclistes et il se dit que ce sont eux les damnés, les condamnés par les dieux à l’incessante répétition, comme Prométhée et son foie dévoré qui repousse, Sisyphe et son rocher, Les Danaïde et leur tonneau sans fond. Bientôt il ira plus avant dans les champs et les bois, ces espaces merveilleux qu’on prétendait maudits. Mais auparavant, il va attendre la femme. Il sait qu’elle est loin derrière, il l’arrêtera et cette fois tous deux, ils s’en iront loin, bien plus loin que le fossé.