Je me souviens de l'excitation croissante de ce petit matin, de cette fébrilité qui montait en moi, seconde après seconde, depuis la veille, depuis la première apparition, fugitive, au détour d'une rue du quartier de la Plaka, depuis que cette silhouette majestueuse si souvent croisée au fil des pages de mes livres de classe s'était soudain imposée à ma vue, depuis que la réalité venait de rentrer en contact avec mes rêves d'enfant, oui, je me souviens de ce réveil très tôt, de ce lever si enthousiaste et si rapide que j'avais l'impression de voler au dessus du sol en me rendant à la salle à manger de ce petit hôtel du quartier pakistanais d'Athènes, de ces fourmillements qui me parcouraient les jambes en longues vagues excitantes – enfin j'allais la voir, enfin j'allais fouler cette aire sacrée pour moi, enfin l'Acropole allait me dévoiler tous ses secrets-, et je trépignais à ma table, l'œil fixé avec insistance sur cette ligne ocre que je devinais au loin, cette ligne qui ne cessait de m'appeler d'une voix suave et ensorceleuse, cette ligne à laquelle je devais succomber, à laquelle j'allais succomber, à laquelle j'avais déjà succombé lorsque j'ai arraché ma meilleure amie à son petit déjeuner pour m'élancer dans le petit matin athénien et dans la fraîcheur toute relative de la capitale grecque, cette ligne à laquelle je me suis totalement soumise aussitôt devant l'entrée, y compris quand on m'a demandé d'aller déposer à la consigne, située deux cents mètres plus loin, au sommet d'une côte, mon sac à dos, ce que je fis au pas de course et en bougonnant, mais que je fis, car j'étais pieds et poings liés devant les colonnes des temples que je devinais derrière l'avancée en pierre, car je ne me contrôlais plus du tout, l'Acropole m'appelait, l'Acropole m'envoûtait et sur ce site quasi désert où seuls deux êtres humains posaient à cette heure-ci leurs pas je cherchais au coin d'une colonne, au pied d'un temple, la silhouette de Périclès réclamant la citoyenneté athénienne pour son fils, haranguant les citoyens athéniens en pleine guerre du Péloponnèse, pour qu'ils restent soigneusement à l'abri des solides murailles athéniennes, pour qu'ils rendent hommage aux victimes de la peste, et je souriais aux quelques chats efflanqués venus se chauffer au soleil du petit matin en attendant de rechercher, plus avant dans la journée, la fraîcheur des vieilles pierres, et j'allais à petits pas comptés, non soyons honnête, à grands sauts hystériques et déchaînés, des Cariatides à Athéna Niké, d'un bout à l'autre de l'Acropole, m'arrêtant pour contempler les monuments, me figeant pour admirer le paysage et la vue sur Athènes, humant avec délectation cette atmosphère si particulière qui peut régner sur ces sites antiques qui, des siècles après, portent encore sur eux la majesté des évènements qu'ils ont connus, et, rien ne semblait pouvoir m'arrêter, je ne me souciais de rien, la chaleur qui montait m'importait peu, mais toutes les bonnes choses ont une fin, et c'est l'arrivée du premier bus d'un quelconque tour opérateur – vous savez, ceux qui vous font faire le tour de l'Europe en quinze jours maximum, au pas de charge et dans une organisation toute militaire- qui en déversant sa horde de touristes bardés d'appareils photographiques et encadrés par un guide arborant comme signe de ralliement pour son groupe un ridicule parapluie multicolore comme seuls les guides de ces tours opérateurs peuvent oser en aborder mit fin à la parenthèse enchantée et me propulsa, à contre-cœur certes, loin de l'Acropole, mais avec au fond de moi une promesse que je devrais bientôt tenir: revenir et cette fois-ci admirer l'Acropole, non sous le soleil levant, mais sous le soleil couchant.