Kaléïdoplumes 2 : 2010 / 2013
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 La manoeuvre (un texte ancien...)

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5 participants
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kz
Kalé'reporter
kz



La manoeuvre (un texte ancien...) Empty
MessageSujet: La manoeuvre (un texte ancien...)   La manoeuvre (un texte ancien...) I_icon_minitimeMer 19 Mai 2010 - 18:43

Il y a des jours, comme ça où on se lève le matin, paisible, sans savoir quel homme on sera le soir.

C’était un dimanche de septembre, il faisait beau et il n’y avait pas de programme imposé, à part la messe bien sûr. La messe, j’y vais pour lui faire plaisir, à Simone. Et elle le sait, mais elle ne dit rien.

Les hommes n’aiment pas trop dire «je t’aime » à leurs femmes. Elles, c’est sûr, elles préféreraient. Mais entre nous, c’était un peu comme ça. On était dans le non-dit. L’accompagner à la messe le dimanche, c’était ma façon à moi de le lui dire que je l’aimais. Va savoir pourquoi. Et elle, elle l’entendait de cette façon aussi, alors, elle ne disait rien et ne posait pas de questions. Je suis sûr que secrètement elle devait attendre un truc du genre, la conversion de St Paul sur le chemin de Damas ou de Charles de Foucauld sur la route de Tamanrasset, j’sais plus trop où. Bref, ma Simone, elle m’aurait bien vu catholique.

Ce n'est pas que j’étais contre d’ailleurs, mais j’arrivais pas bien à rentrer dans le truc. Je trouvais ça compliqué. Et puis, peut-être aussi que les difficultés de la vie aidant, - et j’en ai eu ma part – je me disais que le bon Dieu ne réglait pas beaucoup plus les problèmes de ses ouailles que ceux des moutons qui restaient en dehors de la bergerie. Alors, il n’y avait pas le feu.

Ceci dit, faut pas croire, j’suis pas sectaire. J’aime bien l’orgue. A saint Pierre, il y a un bon organiste. Et tu peux le prendre comme tu veux, une fugue de Bach, chrétien ou pas, c’est toujours du nanan.

On est rentré par la porte du fond, et puis Simone m’a tendu la feuille paroissiale. Quand je la taquine, j’appelle ça le programme. D’habitude on va à la messe de onze heures et quart. Les feuilles sont posées sur une petite table. A cette heure là, c’est un peu le boxon sur la table ; les paroissiens des messes précédentes ont déposé leur feuille en sortant, et que les suivants se débrouillent. Moi, je ne trouve pas ça terrible, rapport à l’accueil, mais enfin, je n’ai rien à dire.

On s’est assis sur les bancs, à la fin de la première moitié de la nef. Simone aimerait bien qu’on aille plus près, mais moi, les premiers rangs, dans la vie, c’est pas exactement ma tasse de thé. On a trouvé un compromis. Il faut dire que je la comprends un peu ma Simone. Entre ceux qui arrivent en retard, ceux qui partent en avance, les enfants qui courent partout, la quête et la procession des offrandes, y a toujours du mouvement dans cette église. Et, toute cette agitation, faut reconnaître, c’est pas bon pour le recueillement.

Aujourd’hui, c’était le 23ème dimanche du temps ordinaire. Je l’ai lu sur la feuille. Moi, faut dire que ça me plaît bien les temps liturgiques, comme elle les appelle. En hiver, t’as Noël, en mars, c’est carême, la Pentecôte, c’est en juin, bref, ils ont gardé les saisons et après tout, ce n’est pas plus mal. Ici, tu bouffes pas des fraises toute l’année. Des fois, Simone, elle croit me faire plaisir avec des fraises en automne. Tu veux que je te dise, moi, ça me gonfle.

C’est le Charles-Henri qui présidait l’eucharistie – comme on dit ici – quoique cela ne soit pas un conseil d’administration. Le Charles-Henri et moi, y a pas le fit. C’est un jeune vicaire, ordonné depuis deux ans.

Alors pour l’enthousiasme, c’est pas mal, mais pour la patience, c’est pas top. Et moi, j’ai la faiblesse de penser que la religion c’est une question de patience. Bref, ses homélies, c’est tout juste s’il ne nous reproche pas tous les dimanches de ne pas encore être des saints. En fait, c’est comme un cheval, un vicaire, faut le débourrer.

Bon, je devrais plutôt me marrer, mais des fois ça m’énerve aussi. On prend pas les mouches avec du vinaigre, comme on dit.

Aujourd’hui, c’était l’évangile du bon samaritain. C’est l’histoire d’une grosse tête qui pose des questions à Jésus, qui lui récite son catéchisme, et puis fait le fayot en rajoutant la question la plus con que j’ai jamais entendu dans la bouche d’un intello :
- « Mais qui est mon prochain ? »

Bon, je ne suis pas pipo, mais il ne me faut pas deux heures pour savoir qui est mon prochain. Même Le Pen, y se pose pas la question.
Simone, les enfants, Pierrot, je peux faire la liste en cinq minutes moi. Mais non, là c’est plus compliqué, faut croire.

Jésus y trouve pas que la question elle est conne, il en rajoute même et se lance dans une histoire alambiquée sur la route de Jérusalem à Jéricho, un vrai cagnard la highway 66 locale. Alors, y’ a un mec, comme dirait Coluche, qui se fait agresser et puis d’autres qui passent et puis encore un autre avec un âne. Bon, le gars avec l’âne, il l’emmène au motel local et puis y se casse en laissant du poignon pour soigner le moribond.

Et c’est là que ça se gâte, parce que si tu fais pas gaffe, t’es complètement largué. Jésus balance une question qu’elle a pas été rédigée sous le contrôle du webmaster d’un atelier d’écriture. Ecoute voir : « A ton avis, lequel des trois hommes a été le prochain de l’homme attaqué par les bandits ? » . On se croirait dans un sketch des Inconnus. « Vous pouvez répéter la question ? » Je le vois d’ici le Didier Bourdon avec sa perruque jaunasse négligemment posée sur l’oreille droite.

Mais l’intello se laisse pas surprendre et de dire illico, que c’est le mec qu’avait l’âne qui a remporté le trophée. Mais alors, le mec dans le fossé ? Ben, désolé mon pote, mais dans l’histoire, en français dans le texte, comme y disent, c’est pas le prochain.

Pendant ce temps là, Charles Henri partait dans de grandes envolées sur l’amour du prochain, et l’abnégation. C’est un joli mot ça, l’abnégation, rien que de le prononcer, t’es déjà tout sec de l’intérieur.

Et ça m’a sauté au nez comme un sifflet de deux sous, le Charles-Henri se mettait le doigt dans l’œil jusqu’à l’omoplate. Digitus in oculo, mon révérend. Car on ne nous demandait pas d’aimer le pauvre type qui s’était fait tirer, mais le bravos qui l’avait sorti du pétrin. Nuance !

Mais c’est que ça change la perspective, ça Monseigneur. Moi, aimer ceux qui m’ont fait du bien, globalement, cela me pose pas de problème. Je trouvais même que c’était plus facile que de porter la misère du monde, pour dire vrai. A ce compte là, je veux bien faire chrétien, moi.

Je regardais Simone, assise là à côté de moi, elle écoutait calme et posée. Je suis convaincue qu’elle avait rien vu, faut dire qu’un jeune vicaire…

Allez, ta gueule Robert !

Mais, moi, j’en avais pris un coup dans les mirettes. Parce que pour vous dire, ceux qui m’ont fait du bien, pour faire court, ça me rappelle des mauvais souvenirs. Les virées à 3,5 grammes tous les soirs, les rodéos, les violences, les torgnoles aux mômes, la valse des emplois, cette période là, j’en étais pas trop fier, voyez-vous. Mais c’est pas difficile de les compter ceux qui étaient là. Parce qu’ils n’avaient pas besoin de prendre leur ticket comme à la Sécu.

Il y avait Simone. Une tenace celle-là, j’étais son homme qu’elle disait, alors, j’assume. Et puis, il y avait Pierrot, un ancien alcolo. Quinze ans de légion, une truffe comme une morille qu’aurait mariné dans le Beaujolais. Mais un cœur brisé comme j’en ai jamais rencontré.

C’est lui qui nous a emmenés tous les deux, moi aux Alcooliques Anonymes, elle aux Alanon, et puis petit à petit le chemin s’est fait. C’était il y a huit ans, 8 mois et 17 jours.

J’étais un peu sonné quand la messe s’est terminée. En montant dans la voiture, Simone, elle m’a regardé, mais elle a rien dit, elle est fine, la mouche. Moi, j’ai allumé le moteur, on a pris par la rue du général Castelnau et au feu, j’ai tourné à gauche au lieu d’aller à droite.

- « Mais où vas-tu ?
- T’inquiètes », je lui ai dit,

Et j’ai roulé jusqu’à Bethesda, la clinique. Là, y a toujours un fleuriste. J’ai pris les roses rouges, les plus belles, 49 j’en ai pris, - c’est le général, un tonneau à whisky, qui m’avait appris que les roses, faut les offrir par nombre impair - et je les ai données à ma femme. A cause d’une histoire de cornecul de samaritain que je lui ai dit. Elle a pris les roses. Elle a rien dit, mais moi je sais que quand elle serait seule, elle hurlerait de joie. La Simone, c’est une pudique.

Après le déjeuner, je lui ai annoncé que j’irais à la permanence de cinq heures. Parce que, rester sans rien faire, tu vois, ça aurait pas été possible. Elle a dit que c’était bien.

Je suis monté au premier, au 17 rue de la mésange. Et puis je suis rentré dans la salle. Ma place, je l’ai retrouvé facile, et là, j’ai entendu la litanie, la litanie des saints :

Moi, Paul, malade alcoolique, abstinent depuis six jours, Moi, Lucie, malade alcoolique, abstinente depuis 2 mois et 27 jours, moi, et moi, et encore moi, nous étions quinze ce soir-là. Quand vint mon tour, j’étais le dernier, je dis comme les autres : moi, Robert, malade alcoolique, abstinent depuis huit ans, huit mois et 17 jours. Ils m’ont tous regardé et j’ai vu dans le regard de certains une lueur d’espoir. Ils n’étaient plus tout à fait seuls au bord du chemin, et j’te fiche mon billet que j’allais pas les lâcher de sitôt.

En sortant, je croisais le Pierrot, qui venait pour la réunion de 20 heures.

- « Salut, Robert, tu prends la manœuvre, maintenant ?
- C’est un peu ça », que je lui ai dit.

La manœuvre, c’est à Dédé qu’on la doit, un ancien quartier maître de la marine. Y disait, basique, la manœuvre, tu la prends ou tu la prends pas. Mais un bateau, faut qu’y ait quelqu’un à la barre, en permanence, sinon, c’est pas la peine. Sacré, Dédé !

Je fermais mon imper, avec le petit vent, il commençait à faire frisquet. Et puis, il m’est revenu le vieux proverbe chinois : « A force de poser des questions, on obtient des réponses. »

Est-ce que je te demande qui c’est ton prochain, toi ? Et le marron qu’avait rien dit à personne, il se demande encore pourquoi il a pris un coup de pompe qui l’a envoyé rouler de l’autre côté de la rue. Mais, c’est ça aussi la manœuvre.
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Joe Krapov
Maîtrise le sujet
Joe Krapov



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MessageSujet: Re: La manoeuvre (un texte ancien...)   La manoeuvre (un texte ancien...) I_icon_minitimeMer 19 Mai 2010 - 22:03

On est plus près du "Singe en hiver" que de "Mets ton doigt où j'ai mon doigt", mais je ne regrette pas, c'est puissant !

Bravo pour le style et la maîtrise du récit qui nous emmènent tout en douceur dans un monde bien particulier. bravo
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joye
Maîtrise le sujet
joye



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MessageSujet: Re: La manoeuvre (un texte ancien...)   La manoeuvre (un texte ancien...) I_icon_minitimeJeu 20 Mai 2010 - 0:46

C'est un beau texte, kz.
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Amanda
Modératrice
Amanda



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MessageSujet: Re: La manoeuvre (un texte ancien...)   La manoeuvre (un texte ancien...) I_icon_minitimeVen 21 Mai 2010 - 16:30

Joe a tout dit : du grand art ! flower
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Cédille
Kalé'reporter
Cédille



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MessageSujet: Re: La manoeuvre (un texte ancien...)   La manoeuvre (un texte ancien...) I_icon_minitimeSam 22 Mai 2010 - 11:06

Emotion quand tu nous tiens... Bravo Kz, je ne m'attendais pas à ce que la consigne amène un participant à accoucher d'un tel texte, c'est très fort et très bien écrit, impossible de rester en retrait. J'applaudis auteur et héros de l'histoire. bravo!
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MessageSujet: Re: La manoeuvre (un texte ancien...)   La manoeuvre (un texte ancien...) I_icon_minitime

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