Une couche de poussière empêchait de deviner sa couleur d'origine. De temps à autre, le fermier grommelait:
- Si ce n'était par égard du père, je te balancerais dans quelque haie!
Depuis des années, l'antique bicyclette ne quittait plus ce coin de grange, tout comme l'Auguste son fauteuil.
Que restait-il du fringant jeune homme qui fréquentait la Mélanie ? Des souvenirs ! Le dimanche, il enfourchait la bécane. Les poules avaient tout intérêt à se tirer du chemin si elles ne voulaient point ouïr le traditionnel dialogue:
-Vous reprendrez bien un peu de poulet ? La cuisse vous regarde …
-Je me laisserais bien tenter, si je ne craignais pour ma ligne de coureur cycliste.
-Avec mes volailles courant comme des dératées farcies de vitamines, Fausto Coppi lui-même enviera votre énergie !
-Vu sous cet angle, je n'hésite plus …
Auguste et son vélo faisaient des envieux, notamment Prosper le facteur et sa tournée à pied, pestant contre l'ingratitude des Postes.
-Il tombe de moins haut , ironisaient les mauvaises langues !
Là , je m'insurge … Seule, la politesse du préposé le conduisait à ingurgiter ici et là, quelque verre de petit vin ou goutte de prune, selon l'offre du moment... ce qui avait pour conséquence d'accroitre les cailloux des chemins, facteurs de chutes inopinées !
Et le vélo, me direz-vous ? Ne vous attendez pas à ce qu'il vous conte par le menu les galipettes de l'Auguste et la Mélanie entrevues depuis le fossé où on l'avait abandonné sans ménagement. Chez les deux-roues, la discrétion est de rigueur. Avez-vous entendu les jérémiades des bolides modernes, plus rapides que des mobylettes, quand ils sont martyrisés par des mollets boostés de quelque potion magique dans le Tourmalet et ailleurs?
-Pépé, Pépé !!!
-Quoi encore, espèce de galopin , proteste le grand-père à l'interpellation de Jeantou, son petit-fils.
-Je te propose de t'associer à mon entreprise. Je te donnerais 10% des bénéfices.
-Voilà qui arrangera bien ma retraite. Tu veux te lancer dans la maçonnerie ?
-Non ! Le bâtiment, ça ne paye plus. Il faut rendre le séjour des vacanciers plus agréable dans notre village qui manque d'originalité.
-Ça, je te fais confiance.
-Avec mon vélo taxi, pour trois euros l'heure, l'aventure est au bout du chemin.
-Oui, mais il te manque les bicyclettes ?
-C'est là que tu interviens. Avec ton vélo dépoussiéré, le frisson les attend à la descente de Rosiers : j'ai failli ramasser une belle gamelle et l'idée m'est venue ! En plus, je donnerais des leçons de vélo-école...