En pénétrant sous l’ombre verte des grands arbres je fus frappée la présence insolite d’un antique vélo. Il était là, appuyé contre un arbuste, il attendait… Nulle part je ne vis son éventuel propriétaire. Intriguée, je m’approchai et je sus tout de suite que je n’avais pas affaire à un vélo ordinaire. C’était un très vieil engin, rongé par la rouille et dont tous les éléments décoratifs ou de confort, à l’exception du timbre et d’un phare, avaient disparu, ne laissant que l’essentiel, une sorte de squelette de ferraille. Une plaque fixée sous le cadre annonçait : TAXI…
Quand je rentrai de ma promenade, je dis à ma grand-mère occupée à égrainer des groseilles: « Sais-tu à qui appartient le vieux vélo que j’ai trouvé derrière la ferme ? Je n’ai vu personne »
— Ah ! Dit-elle sans interrompre son occupation, tu l’as rencontré ? C’est le vélo des Elfes !
— Le vélo des Elfes ?
— As-tu essayé de le prendre, et de faire un tour avec ?
— Non, bien sûr, d’ailleurs je ne suis pas sûre qu’il roule encore…
— Tss ! Tss ! Fit ma grand-mère, bien sûr qu’il roule et même très bien. Quoi que d’une façon pas très orthodoxe….
— Explique–toi, je suis morte de curiosité ! »
Ma grand-mère essuya sur son tablier ses mains tâchées du jus écarlate des groseilles. Elle se retourna vers moi et dit : «Et bien si tu t’installes sur la selle et que tu visualises l’endroit où tu veux te rendre, il t’y conduit illico. Pas besoin de le diriger, il connaît tous les chemins de la forêt. D’ailleurs tu as dû remarquer le mot TAXI sous le cadre. »
Je n’en revenais pas ! Ma grand-mère, si solide, si pragmatique, me raconter des histoires à dormir debout ! Sans doute voulait-elle se moquer de moi, de ma tendance à croire au surnaturel.
« Je ne te crois pas, tu me fais marcher. Allez, dis-moi à qui appartient-il ?
— Je viens de te le dire : c’est le vélo des Elfes. Un petit service qu’ils nous rendent pour nous remercier des menues attentions que nous avons pour eux, comme un pot de gelée de groseilles de temps en temps, ils en sont friands.
— Tu ne crois pas aux elfes quand même ? »
Ma grand-mère haussa les épaules et décrocha sa bassine de cuivre.
"Tiens, je vais en faire quelques pots, tu pourras toujours en cacher un, demain sous la grosse racine du chêne au bord du chemin. Et puis tu pourras utilise le vélo-taxi. » Ceci dit, elle me tourna le dos pour se consacrer à ses confitures.
Je ne savais que penser.
Mais le lendemain je trouvai un pot de la précieuse gelée sur la table du petit déjeuner. Sans plus réfléchir, je le pris et me dirigeai vers le petit bois où le vélo ne semblait pas avoir bougé depuis la veille. Comme il était très tôt, je ne risquais pas de me faire surprendre à quatre pattes, quand je glissai le pot de gelée entre les racines du vieux chêne. Un éventuel témoin aurait mis à mal mon amour propre ! Cela fait, je me relevai, chassai de mes genoux, l’herbe et les brindilles qui les maculaient et m’approchai du vélo…
« Alors, comme ça, tu n’es pas un vélo ordinaire ? » Tout juste si je ne m’attendais pas à ce que le vélo me réponde. Mais il restait là, patient, aurais-je dit en me traitant intérieurement de folle. J’hésitai en espérant que ma grand-mère ne m’avait pas suivie et qu’elle n’allait pas surgir d’entre les troncs en éclatant de rire pour se moquer de ma crédulité.
D’un coup je me décidai. J’enfourchai le vélo. Il ne se passa rien. Quelle idiote j’étais de croire à une histoire pareille ! Presque déçue, j’allais redescendre quand je me rappelai des propos de ma grand-mère « Il faut visualiser l’endroit où tu veux te rendre… » Je connaissais tous les coins et recoins de la forêt et de la campagne environnante, mais il y avait un endroit que j’aimais plus que tous les autres : les bords du paisible étang de la Grand-Combe. A peine avais-je évoqué l’étang que le vélo se mit à rouler, m’emportant à grande vitesse. Au début, je tentai de pédaler, mais je m’aperçus qu’il suffisait de faire roue libre et de se laisser guider.
Quelques minutes plus tard, je débouchai sur la rive de l’étang où une famille de vacanciers était en train de pique-niquer. Je freinai, ou plutôt le vélo freina à leur hauteur, juste au moment où la mère de famille disait aux enfants "Vous reprendrez bien un peu de poulet?"
Mon arrivée intempestive la surprit et elle faillit renverser le plat, mais tout le monde éclata de rire et le père me dit : « Et bien dites donc, voilà un fameux vélo ! Plus tout jeune mais en excellent état de marche, Oui, vraiment, un fameux vélo ! »
Alors, je ne pus que murmurer « Vous ne croyez pas si bien dire…. »