Cher Akram

Le 15 juillet 1962.

Aujourd’hui, j’ai vu pleurer mon père pour la première fois. Je croyais que jamais rien ne pourrait un jour le faire pleurer. Et je sais que c’est aussi ce que toi, tu pensais.
Peut-être était-ce le goût de la mer ? Parce que oui, on est sur le bateau, je n’ai pas pu te le dire avant, on quitte l’Algérie, et je ne sais pas si on se reverra un jour. Je suis désolé, je me sens coupable de partir sans toi, sans te l’avoir dit. Non pas que je soie heureux de partir (c’est même le contraire, il y a un quelque chose que je ne connaissais pas jusque là, qui me prend à la gorge et s’enfonce de tout son poids contre mon ventre), je voulais rester. Mes parents ne m’ont pas expliqué pourquoi on partait. Et je ne comprends pas. L’Algérie ne vient-elle pas de gagner son indépendance ? Pourquoi ne pourrait-on pas rester ? Je ne veux pas aller en France. Pourquoi irais-je dans ce pays ? L’Algérie est indépendante, et voilà que je me retrouve en France ! J’ai peur, je ne veux pas aller là-bas.

Mais toi, tu restes ici, et je ne sais pas pourquoi je m’apitoie sur mon sort. Les faits sont là, je t’abandonne, j’abandonne mon enfance, j’abandonne l’Algérie, ma mère, j’abandonne toute ma vie. Car c’est un peu comme si on recommençait une nouvelle vie. Mais je ne veux pas recommencer une nouvelle vie. Surtout là-bas. Et recommencer une nouvelle vie, serait accepter de t’oublier. Et je ne veux pas t’oublier, tu es mon meilleur ami.

Mais j’ai déjà l’impression d’avoir commencé à tirer un trait sur le passé… Tu te souviens, quand sur la plage, on rêvait de voyage, en regardant la mer disparaître derrière l’horizon ? C’était pour moi l’un des meilleurs souvenirs passés avec toi. Mais maintenant, la mer me rend malade, je ne supporte plus l’iode et toutes ces larmes qu’elle me rappellera maintenant jusqu’à la fin de ma vie (Si c’est ça commencer une nouvelle vie ?). Je ne peux plus contempler la mer, elle me rappellera trop mon père pleurer. Et je ne peux plus me remémorer tous les souvenirs qu’on a passé ensemble, ils me rappellent trop la mer.

Je ne suis pas heureux, j’ai peur de ce qu’il y aura là-bas, je veux m’enfuir. Mais comment s’enfuir lorsqu’on est entouré de tant d’eau, et de tant de souvenirs qui déferlent, qui me sautent au visage, et qui me rappellent que je ne verrai peut-être plus jamais l’Algérie que j’ai abandonnée.

À mon arrivée à Marseille, je posterai cette lettre. S’il te plait Akram, garde-la. Garde-la près de toi, je veux qu’une partie de moi reste au moins un peu en Algérie. Je ne veux pas tout abandonner comme ça. Je veux que mon cœur reste pour toujours algérien, il est né ici.