Dans les cintres...

Le pianiste parti, il n'y a pas un seul piano au monde qui se souvienne du récital donné. Tout le monde sait ça.
Le pianiste parti, tout se vide. Tout se tait, s'éteint, meurt. La salle déserte résonne encore un temps des brouhahas futiles d'une foule gavée pour un soir de beauté et de rêve. Mais même ça s'estompe rapidement, et le silence vient envelopper de ouate chaque centimètre carré de ce temple dédié à l'Art.
J'aime ce moment. J'ai tout l'Opéra pour moi. Rien qu'à moi. J'en connais chaque recoin, chaque emplacement a sa propre odeur, sa propre résonance.
Mais c'est la scène désertée qui a ma préférence. Ici, l'écho de tous ces virtuoses emplit mon crâne. J'ai la mémoire intacte et ample.

Car moi, je me souviens de tout.
Je n'oublie rien, jamais. Chaque chose vécue reste gravée en moi, trace indélébile du plus petit bonheur comme de la plus grande souffrance. Une malédiction comme on en fait peu... chaque instant de ma vie, à jamais archivé. Rien ne vient effacer les données, les nouvelles ne poussent pas les anciennes à la benne, mais s'accumulent en un énorme tas immonde. Fatras de beau et de laid, de joies et de déceptions.
Le pire, c'est les regrets. Ils me bouffent littéralement la moelle.

Je me souviens de toute ma vie.
Mais de la vie des autres aussi. J'ai en stock leurs confidences, leurs secrets honteux, leurs haines et leurs vices. Leurs vies étriquées pourrit la mienne.
Je hais les gens. Ils m'envahissent. Leur vue étroite scalpe mon envie d'espace, leur quotidien hurle d'effroi au fond de mes entrailles, et vient amplifier ma propre terreur... de vivre, d'accumuler encore des souvenirs mesquins.

Quand j'étais gosse, mon père m'avait offert une soirée à l'Opéra, récompense pour ce tableau d'honneur obtenu sans la moindre gloire. À l'affiche ce soir-là, Liszt. Et Cziffra au clavier. Du pur génie. Ce soir-là, j'ai eu une révélation. La musique endormait ma mémoire. Elle se taisait, mon corps se remplissait de notes, d'émotions brutes. Dans le silence abyssal d'un cerveau au repos, je goutai pour la première fois un plaisir pur et dense.

C'est pour ça qu'aujourd'hui, je vis ici. J'ai investi les lieux comme un squatteur. J'ai fait mien un réduit isolé, là-haut sous les toits. Et je m'y suis terré, quand le bruit de la vie des autres est devenu par trop insupportable.
Je suis devenu l'ombre assidue de l'Opéra, toujours à son poste. Tout le monde me croise, mais personne ne fait attention à moi. Quand le concert commence, je m'installe dans les cintres. Je laisse la musique œuvrer, j'en savoure chaque note. Je repars aux premières lueurs du jour, vers mon nid céleste.
Je suis le gardien de nuit.
Et n'emmagasine plus que des notes.
Plein de notes.
Plein...