- Je ne comprends pas, monsieur l’inspecteur. Vous souhaitez que je vienne témoigner uniquement pour répéter ce que m’a dit l’aubergiste ?
- C’est effectivement cela. Répétez le encore !
- « Vous reprendrez bien un peu de poulet ? »
- C’est terrifiant comme vous le dîtes bien ! Ca me fout la chair de poule !
Le policier semblait abasourdi mais pas autant que moi. J’avais déjà presque oublié ce petit restaurant perdu dans la cambrousse non loin de Parcé-sur-Sarthe dans lequel je m’étais arrêté la semaine précédente. J’y avais déjeuné fort correctement, à tarif non prohibitif mais, à part la décoration un peu kitsch du lieu, il n’y avait pas de quoi inscrire ce gentillet Gasthaus sur la plus haute marche du « Guide Dupneu », ce petit livre renommé qu’on appelle comme cela parce que les critiques gastronomiques, peu ou prou ou Michelin dans l’autre, finissent tous par en attraper un autour du ventre.
- Rien ne vous a marqué dans la décoration du restaurant ? continua de s’enquérir l’officier de police.
- C’est sûr que les amis des bêtes n’auraient pas trop aimé toutes ces têtes d’animaux empaillés accrochées aux murs !
- Mais encore ?
- J’ai bien aimé le vélo-taxi rouillé dehors. La patronne m’a expliqué qu’on leur avait volé la moitié de l’enseigne.
- Comment cela ?
-Son mari avait acheté ce biclou à une brocante. Ils l’avaient installé devant leur boutique et y avaient accroché une pancarte « taxidermiste ».
- Ca veut dire quoi ?
J’avais déjà rencontré des flics un peu incultes mais celui-là semblait parti pour battre des records.
- Empailleur, si vous préférez. Vous avouerez que c’est original, quand même, un restaurant couplé avec un marchand d’animaux naturalisés !
- On ne dit pas « naturistes" ?
- Naturistes, c’est des gens qui vont à poil !
- Mais là, dans ce restaurant, il y avait plus d’animaux à plumes, non ?
- Surtout, je m’en souviens maintenant, il y avait un mur plus rigolo que les autres !
- Ah oui ? Lequel ?
- Sur celui qui séparait la salle à manger de la cuisine, les animaux avaient le cul tourné !
- C'est-à-dire ? Comme Zizi Jeanmaire ? Avec une plume dedans ?
- J’avais déjà vu ça dans une pièce de théâtre qui s’appelle « Lapin chasseur »
- Ah oui ! Je vois laquelle c’est ! De Goya ?
- Goya n’écrivait pas de pièces de théâtres ! C'était un peintre !?
- Pas du tout ! C’est une chanteuse ! Je me souviens de l’air, tenez. "Ce matin, un lapin a tué un chasseur" !
Il faudrait pouvoir décrire le ridicule avec lequel cet idiot mime les gestes du lapin et la pose du chasseur. Mais il y a des jours où il ne faut pas trop en demander à la langue française. Elle s’englue quelquefois dans le yaourt, le globish et le « My god » froid du bouillon.
- Quand je dis cul tourné, je veux dire que là où on expose d’habitude la tête d'un sanglier, le décorateur avait installé la queue, les pattes postérieures et le croupion du cochon sauvage.
- Ca devait être assez laid, non ?
- Oui, c’était assez laie mais je trouve bizarre que vous alliez chercher dans ce coin perdu le marcassin qui habite au 21 !
- Nous avons des indices. Des suspections. Des suçons. Le mannequin ne vous a pas paru étrange ?
- Tant qu’à faire dans le kitsch, vous savez, pour décorer un restau ! Il allait bien avec le vélo du dehors le Don Camillo en plastoque près de la cheminée !
- Il n’était pas en plastoque, le prêtre. Juste cryo… Je retrouve plus le terme. Gégénisé, siliconé, momifié.
- C’est un métier pas facile, curé, en voie de disparition dans cette époque sans foi ni loi.
- Vous le prenez bizarrement, je trouve.
- Je ne comprends pas, inspecteur. Sur quoi enquêtez-vous au juste ?
- Nous sommes sur une affaire de disparition de gendarmes et de… clés élastiques
- D’ecclésiastiques ?
- A peu près, là. Et d’autre part nous n’avons jamais remis la main sur le boucher de Ménilmuche depuis son évasion de la prison du Mans il y a deux ans.
- Qu’est-ce qu’il a fait le boucher de Ménilmuche ?
- C’est un criminel anthrope…
- Anthropomorphe ? Anthropométrique ?
- Non, anthrope…
- Misanthrope ?
- Anthropophage !
Je regardai le pandore droit dans les yeux et commençai à me sentir mal dans mes baskets.
- Non ? Vous ne voulez pas dire que…
Il cligna des yeux en haussant les épaules, à la fois fois fataliste et affirmatif bien que silencieux.
D’un seul coup, rétrospectivement, je lui trouvai un goût bizarre au poulet que la patronne du boui-boui m’avait resservi. Moi qui avais bouffé du curé tant et plus dans mon jeune temps, voilà, qu’involontairement, je m’étais rendu coupable de cet autre crime impardonnable : j’avais bouffé du flic !
J’allais au frigo, fis appel au 22 à Jasnières, j’en servis un verre à l’inspecteur Jajavert, j’avalai le mien cul sec et je dis au flicaillon :
- Je vous suis pour déposer.
- Heureux de vous voir coopératif, monsieur Lagerbe.