Une photo chiffonnée.

Le taxi me laissa seule et anxieuse sur le pavé chaud de la ruelle. J'étais épuisée, à cran. J'avais entrepris ce long voyage sans réfléchir, cédant à une impulsion soudaine. Je levai les yeux et l'aperçus : le balcon était l'exacte réplique de celui représenté sur la photo chiffonnée que je tenais à la main.

Des fissures colmatées à la va-vite couraient sur le mur, la chaux des boiseries était par endroit délavée ; quant au chapeau de la fenêtre, il était recouvert d'une végétation brûlée par le soleil. De fins rideaux d'organdi frémissaient sous une brise légère, seul signe de vie apparent sur la façade endormie.

Je regardais cette fenêtre ancienne et vingt ans s'effaçaient, j'étais à nouveau cette inconnue blessée qu'on avait ramassé dans la campagne, errant depuis des jours. J'étais toujours cette femme sans passé, sans histoire, sans nom.

J'avais mis des années à me construire une vie, à fonder une famille, j'avais un travail passionnant... J'étais l'image parfaite de la femme moderne qui assume ses responsabilités avec brio et simplicité. Quelle farce ! Tout l'édifice était bâti sur du vent, et menaçait de s'effondrer à la moindre secousse.
Celle-ci se produisit le jour de mes quarante ans. Tout s'écroula d'un coup : mes certitudes, ma force, ma raison d'être. Je n'étais qu'un gouffre béant d'incertitude et d'ignorance. Je ne savais toujours pas qui j'étais.
Je chargeai alors un détective d'enquêter sur moi, de retrouver une trace de la personne que j'étais... avant. De longs mois s'écoulèrent, sans résultats probants.
Et puis soudain, ce coup de fil, cette adresse à Ronda, cette photo d'une maison andalouse qui ne me disait rien... j'avais sauté dans le premier avion en partance pour l'Espagne et je me retrouvais là, sous ce balcon ouvragé, à des années-lumière de mon quotidien.
J'avais les mains moites, le front brûlant. J'avais tant de questions, et si peur des réponses ! Mon cœur battait à tout rompre, j'étais statufiée sur ce bout de trottoir, comme si le moindre geste pouvait détruire le peu de forces qui me restait.

Je crus voir une silhouette glisser le long du mur. Ce fut comme un déclic, le signal que j'attendais pour bouger. Je traversai la rue, grimpai d'un pas décidé le vieil escalier de pierre. Deuxième étage, porte de droite, m'avait dit le détective...
J'allais frapper quand la porte s'ouvrit lentement.
Deux yeux lavande me dévisagèrent, un léger sourire se dessina sur des lèvres fines et délicates.
Je tendis la main et souris à mon tour...