En cette année 1846 (ou bien était-ce en 1847, les avis divergent sur ce point) un printemps particulièrement doux avait été suivi d’un été chaud et ensoleillé. Sur le domaine de la Tour Blanche, le maître vigneron se félicitait de l’état des raisins sur les parcelles où se retrouvaient les différents cépages du domaine. Sauvignon et sémillon offraient à ses regards des grappes dorées à souhait, prémices d’une récolte généreuse…
« Filhot, mon garçon, tout est-il prêt pour la vendange ? Il va nous falloir commencer rapidement, le raisin est à point.
—Tout est prêt, mais, monsieur le Marquis n’est pas rentré et comme il tient à superviser lui-même les opérations, il a donné l’ordre d’attendre son retour…
—A trop attendre nous risquons de perdre la vendange ! Et puis la Russie, c’est loin et la chasse aux loups passionne encore plus Monsieur le Marquis que la récolte. Nous commencerons demain. Préviens les vendangeurs et le maître de chai ! »
Mais le lendemain, une pluie fine et tenace noyait le paysage et les vignes alentours.
« Cela ne durera pas ! » Déclara un des ouvriers agricoles, un jeunot qui venait d’ailleurs. Mais les anciens hochaient la tête d’un air entendu…
Et cela dura…
Quelques jours plus tard, Monsieur le Marquis revint de Russie mais il pleuvait toujours…
Et c’est là que j’entre en scène, moi le tout petit, l’infime, le champignon microscopique, le Botrytis cinerea !
Quand, enfin, la pluie cessa, et que le soleil se réinstalla durablement, le marquis et le maître vigneron se rendirent dans les vignes et là : catastrophe ! Les beaux grains blonds étaient devenus bruns, violacés, desséchés, recroquevillés, certains recouverts d’un feutrage gris qui évoquait la cendre. Il fallut se rendre à l’évidence : le raisin avait pourri sur pied !
Malgré les mines sceptiques qui l’entouraient, le marquis décida de vendanger sans tarder et de faire subir au moût, tous les stades de la vinification. A la surprise de tous, les vins obtenus possédaient une richesse aromatique hors du commun, un goût et des senteurs uniques !
Ce que le marquis ignorait alors, c’est que, moi, le tout petit, l’infime, le champignon microscopique, le Botrytis cinerea, je peux être un véritable fléau, responsable de la pourriture grise qui se développe lorsque la pluie continue et que les grains que j’ai attaqués se gorgent d’eau. Toute la récolte peut être alors perdu ! Par contre, si le soleil revient et si, pendant quelques jours, il se produit une alternance de brumes matinales et de chaud soleil d’après-midi, alors je n’attaque que l’enveloppe des baies et par les fissures que je perce, les grains se déshydratent par évaporation et le jus se concentre jusqu’à devenir un délicieux sirop doré. Et comme je suis aussi capable de synthétiser le glycérol du jus, voici un gage de moelleux et d’onctuosité… Alors là, moi, le tout petit, l’infime, le champignon microscopique, le Botrytis cinerea, je deviens la pourriture noble… et c’est ce qui c’était produit dans ce vignoble particulier au micro climat unique, en cette année 1847où le Sauternes venait de naître et allait conquérir la planète entière.
Une dernière précision : facétieux et un rien diabolique, je m’attaque rarement à la totalité d'une récolte, mais progresse, mange et digère grain après grain, ce qui oblige les vendangeurs à passer plusieurs fois pour ne ramasser que les grappes ou les grains correctement «rôtis », comme l'on dit de par chez nous.