Ce soir de samedi en 1927, je reste à la maison. Sinon tous les soirs, je quitte ma tendre épouse Henriette et nos deux jeunes enfants, pour aller travailler. Je suis violoncelliste dans un orchestre d’une dizaine de membres, pas dans un orchestre de concert, mais dans la salle du cinématographe. Une chance? Oui, car les cachets sont notre source de revenu.
Toutefois, c’est un métier difficile. Il faut être attentif, bien suivre l’image. Pierre, notre chef d’orchestre, n’est point un homme facile. Ses sauts d’humeur dépendent de la réussite ou non de nos prestations. C’est à lui qu’incombe la tâche de voir les scènes qui défilent, et que nos sons jaillissent au bon moment. Raymond, le percussionniste, est surtout sollicité pour le bruitage, comme une porte qui claque ou un roulement de carrosse sur la chaussée. Nous les cordes et les vents, menons la véritable ambiance musicale au fur et à mesure des notes posées sur nos partitions.
Parfois, nous ne pouvons pas suivre avec exactitude les gestes de Pierre, car lui-même ne se rend pas compte de la suite d’un récit et se perd ainsi dans les méandres des scènes. Et c’est terrible, quand ça arrive, les spectateurs semblent nous entendre, non pas avec un sale œil, mais une sale oreille! Et quand c’est fini, Pierre a de la peine à accepter son inadvertance, et se met à hurler contre nous. Cependant, il est profondément reconnaissant en nous, lorsque la séance s’est déroulée dans de bonnes conditions.
Ce soir de samedi en 1927, je reste à la maison, car la direction de la salle n’a pas besoin de nos services, car elle projette Le Chanteur de jazz. C’est que dorénavant, les films présentés ont le son gravé directement sur la pellicule. Ainsi, grâce à Eugene Lauste, il n’y a plus besoin de musiciens dans la salle. Néanmoins, c’est aussi grâce à lui que je me retrouve au chômage, comme Pierre, Raymond et mes camarades de même que tous les musiciens des autres cinématographes.
Comment allons-nous entretenir maintenant nos familles?