Pendant que je dormais, pendant que je rêvais Les aiguilles ont tourné, il est trop tard…
Le Temps, on avait bien joué avec lui, on l’avait capturé, apprivoisé, domestiqué. On l’avait exploité, mis au travail sous le doigt autoritaire du cadran solaire, emprisonné dans ces boitiers au poignet comme aux frontons des édifices. On le surveillait, on l’avait à l’œil. Torturé aussi, mis au supplice goutte-à-goutte de la clepsydre, déchiré sous les dents des engrenages grignoteurs, découpé en parcelles toujours plus petites toujours plus micro toujours plus nano.
Pas étonnant qu’il en ait eu marre de ces mauvais traitements, le Temps. Ou peut-être était-il fatigué, usé par cette tension de tous les instants, ce stress de l’exactitude, être là en toute circonstance, au moment précis où on l’attendait.
Maintenant le Temps se déglinguait. C’était un savant qui l’affirmait, un physicien qui comme tant d’autres l’avait traqué, piégé, l’avait enfermé en compagnie du chat de Schrödinger et du boson de Higgs, pour mieux l’étudier à sa guise. On ne l’avait pas cru, élucubrations d’un cerveau farfelu, disait-on. On ne commença à prendre ses travaux au sérieux que lorsque l’horloge de Greenwich s’arrêta. Impossible de la remettre en marche. Son mécanisme ne présentait aucune défaillance, c’était le Temps qui l’avait désertée. D’autres suivirent ; des coucous suisses cessèrent de chanter, des pendules devinrent aussi amorphes que les montres molles de Dali. Le phénomène se répandait comme une épidémie. Des zones entières étaient touchées, désormais invivables pour leur habitants, qui les fuyaient pour se concentrer dans les secteurs où l’horlogerie fonctionnait encore.
Le brave vieux réveil trônant sur ma table de nuit reste fidèle au poste. C’est une antiquité à deux sonnettes, hérité de mon arrière-grand-père. A le voir campé sur ses quatre ergots, impossible d’imaginer qu’il puisse s’arrêter un jour. D’après ce que j’entends dans les médias, il serait l’un des rares à fonctionner encore. Les autorités demandent aux possesseurs de ces miraculeux appareils de les leur remettre, qu’on puisse les étudier, percer leur secret, en faire bénéficier la collectivité. Chacun suspecte son voisin de faire partie de ces privilégiés. On jalouse. On dénonce. On lynche. La police perquisitionne. Un jour ou l’autre mon secret sera découvert. Rien n’est de trop pour traquer ceux qu’on qualifie maintenant de « terroristes», « ennemis publics », «voleurs de Temps ». Des militaires patrouillent dans les rues, des drones survolent la région, des satellites dardent leurs rayons infrarouge, d’étranges techniciens auscultent les maisons avec d’étranges appareils. L’étau se resserre autour de moi.
Mes tympans vibrent, j’émerge du sommeil, immensément soulagé. Quel cauchemar, cette histoire de Temps, cette traque !
Le bruit qui m’a réveillé continue ; je croyais que c’était la sonnerie du réveil, mais non… c’est un fracas de porte qu’on enfonce… des piétinements, des cris. Soudain on pénètre en foule dans ma chambre. Le GIGN, la Brigade antiterroriste, le FBI, la CIA et quoi d’autre encore ?
Les armes pointent vers moi, les mains se tendent vers mon réveil…
Pendant que je dormais, pendant que je rêvais Les aiguilles ont tourné, il est trop tard…