"Je crois que je me suis trompé d'étage...
Si vous croyez que je fais un métier facile, vous vous trompez lourdement ! Encore un loupé, on va commencer à jaser dans les hautes sphères…
Pourtant, cette fois, j’avais mis tous les atouts dans mon jeu. Jugez plutôt : dès que mon contact m’a eu signalé la présence du Cobra dans l’hôtel, je me suis renseigné (discrètement, il va sans dire), pour découvrir le numéro de sa chambre. J’étais un peu étonné qu’il descende dans un lieu aussi fréquenté, mais cela fait peut-être parti d’une nouvelle tactique pour échapper au filet que je tisse patiemment, inexorablement, autour de lui…
J’ai raconté à la fille de la réception que j’avais cru reconnaître un ancien camarade de fac et que je tenais à lui faire une surprise. Mon charme légendaire aidant, elle a fini par lâcher « le grand monsieur très brun avec un costume Cerutti ? Chambre 526». Le Cobra est très attaché à ses costumes Cerutti, cela le perdra !
Je jubilais : cette fois serait la bonne, j’allais enfin pouvoir intercepter ce maudit espion de l’Est qui avait à son palmarès la peau de plusieurs agents secrets occidentaux. Des collègues qui n’avaient ni ma ténacité ni mon flair…
Il faut dire que j’avais tenu plusieurs fois le Cobra dans ma ligne de mire… Enfin j’avais « cru tenir » serait plus exact. D’ailleurs il pourrait aussi bien s’appeler l’Anguille, tant il a de facilité pour vous glisser entre les doigts.
Si je récapitule, je me souviens de l’avoir manqué à Venise, où il s’était volatilisé sous le Pont des Soupirs, à Pékin, où je l’avais perdu dans la Cité Interdite, dans la baie de Rio de Janeiro où, ce jour là, le Christ Rédempteur du Corcovado ne m’avait pas en sa sainte garde, aux pieds des Pyramides, où en la circonstance j’avais été l’ultime victime de la malédiction du Pharaon et jusque dans les glaces de Mourmansk, au-delà du cercle polaire, où une crevasse s’étant ouverte sous mes pieds, il avait encore réussi à disparaître…
Et aujourd’hui, au 5ème étage du Grand Hôtel de Saint-Saturnin-sur-Yvette, je le tenais enfin !
J’avais bien calculé mon coup : ne pouvant faire irruption dans sa chambre par la voie normale au risque de me faire tirer comme un lapin, j’avais décidé d’entrer par l’extérieur. J’avais pris une chambre à l’hôtel, au même étage que le Cobra, où j’étais resté calfeutré en attendant la nuit. Au bout du couloir, une fenêtre palière me permettait d’accéder à une étroite corniche ceinturant le bâtiment. Grace à une ne longue pratique j’ai appris à vaincre le vertige et ce n’est pas la première fois que j’aurais à crapahuter en équilibre à des dizaines de mètres du sol…
Seulement, la corniche s’est avérée glissante et progresser sur cette patinoire m’a pris plus de temps que prévu ! Le jour vient de se lever quand j’atteins enfin la chambre 526, mais je ne peux plus reculer. Il faut que j’exploite l’effet de surprise que ne manquera pas de produire mon intrusion brutale. La surprise est, en effet totale ! Mais c’est MOI qui suis surpris, stupéfait même, quand, jetant un coup d’œil à travers les barreaux du balcon, j’aperçois dans le lit, un couple d’amoureux profondément endormi… Du Cobra, point de trace !
A cet instant, dans la rue, bien au-dessous de moi, des cris stridents retentissent : « Au secours ! Il va sauter ! A l’aide ! Quelqu’un ! Empêchez-le ! »
Je risque un œil. Là, en bas, dans la rue, une vieille femme crie en me montrant du doigt. Que fait cette vieille folle, dans la rue, à une heure aussi matinale ? Ah, je vois ! Elle est sortie promener son affreux caniche qui aboie comme un perdu aux hurlements de sa maîtresse. La malchance a voulu, que, nez en l’air, elle m’aperçoive sur la corniche et se méprenne sur mes intentions…Ses cris font sortir du monde, un quidam prend une photo, le portier de l’hôtel tient son portable, il appelle la police pour signaler : « Un désespéré au quatrième, faîtes vite ! Il va sauter ! Prévenez les pompiers !»
Au quatrième ? Je crois que je me suis trompé d'étage...
J’apprendrai plus tard, beaucoup plus tard, une fois qu’un pompier spécialisé dans ce genre d’intervention aura réussi à me convaincre de ne pas sauter et qu’un autre m’aura brutalement hissé dans la chambre où les amoureux ébahis par tout ce remue-ménage s’étreignent convulsivement, j’apprendrai, dis-je, que le Grand Hôtel de St-Saturnin-sur-Yvette est peut-être le seul établissement de ce genre au monde à ne pas respecter la règle qui veut que, dans le numéro d’une chambre, le chiffre des centaines indique l’étage où elle se situe ….
Pendant ce temps, vous pensez bien que le Cobra a filé, mais j’ai bon espoir, une fois que je serai sorti de la Maison de Santé où on traite mes « pulsions suicidaires », je reprendrai la chasse et le Cobra n’a qu’à bien se tenir ! Car, je l’aurai, un jour, je l’aurai ! »