Et dire que mes ancêtres étaient vénérés comme des Dieux dans l’Egypte ancienne ! Aujourd’hui, même les dieux m’ont laissé tomber car je suis un vieux chat errant. « Libre » disent les aimables personnes qui s’accrochent à leur bonne conscience, « racaille » disent les voisins exaspérés par mes hurlements de bataille et mes miaulements amoureux, car je suis un baroudeur, un bandit, un voyou, un dur à cuire, un chat des rues, quoi !
Quand j’étais petit, attendrissante boule de poils roux, j’ai eu une famille. Mais les choses se sont rapidement gâtées quand, la Nature prenant le dessus, des traînées odorantes destinées à marquer mon territoire (un appartement de 70m2) ont chatouillé les narines du Maître de maison. « Dehors, a-t-il dit ! Je ne veux PLUS voir ce chat ICI ! Ouste ! » Et quand, quelques temps plus tard, toute la famille a déménagé, elle m’a planté là : du jour au lendemain, je me suis retrouvé SDF.
D’une robuste constitution, j’ai rapidement fait mon trou dans le paysage. Non sans y avoir laissé la moitié d’une oreille et récolté de belles estafilades dans le cuir… Les anciens occupants du territoire que je convoitais ne se sont pas laissé déposséder sans combattre, mais j’étais le plus fort. Et je le suis resté pendant de nombreuses années, résistant aux plus jeunes qui voulaient ma place, aux humains qui me chassaient d’une parole malsonnante, d’un geste menaçant ou d’un projectile destiné à me faire décamper. Mais c’était sans compter sur mon obstination, j’ai vécu de rapines, de chasse aux petits oiseaux, de razzias dans les poubelles, j’ai bravé le froid et la pluie dans les terrains vagues et les caves abandonnées…
J’ai eu une belle vie : la liberté ! L’amour aussi. Je plaisais fort aux chattes bien nées du voisinage, et plus j’étais sale et ébouriffé, blessé même (un jour j’ai failli laisser un œil dans une bagarre), plus elles me trouvaient à leur goût. Allez comprendre ! Je peux me vanter d’avoir eu les plus belles et je ne compte pas les crises de nerfs des propriétaires quand ils s’apercevaient que « leur » princesse à pedigree avait le ventre qui s’arrondissait et mettait au monde une portée de bâtards tous plus vigoureux les uns que les autres ! La belle vie, je vous dis !
Il m’est arrivé de croiser une bonne âme qui tentait de m’apprivoiser avec des poignées de croquettes et des paroles douces : je chipais les croquettes et filais comme si j’avais eu le diable à mes trousses ! Pas question de se laisser prendre, la vie de salon, très peu pour moi !
Mais depuis quelques temps j’ai perdu de ma superbe : les années sont là, encore plus pesantes pour les chats errants. Et le jeune imprudent qui s’aventure de plus en plus souvent sur mon territoire, peut maintenant le faire sans risque. J’ai beau me hérisser pour paraître plus gros que je ne suis en vérité et cracher de fureur, cela ne marchera qu’un temps. Un jour, il s’apercevra que je ne peux plus le poursuivre, alors, il prendra ma place… Il est beau, aventureux, il en est digne !
On dit que les chats se cachent pour mourir, c’est seulement qu’ils veulent être tranquilles pour achever leur belle vie. J’ai déjà repéré l’endroit. Je le fréquente souvent pour de voluptueuses siestes. Quand je sentirai le moment venu (les chats sentent ces choses), je me glisserai sous le buisson de romarin. Ce sera l’été, le buisson sera en fleur et, c’est là, qu’enivré de parfum, roulé en boule, je fermerai définitivement les yeux dans la chaleur du soleil et le bourdonnement des abeilles…
Quelle belle vie !