Un piano droit, usé par le temps

Le pianiste parti, il n'y a pas un seul piano au monde qui se souvienne du récital donné.
Les notes sont sauvages, elles n'appartiennent pas. Le pianiste le sait bien qui les laisse s'échapper, après avoir passé si longtemps à les apprivoiser.
La musique les emporte pour distiller do, ré, mi ou la, dans l'atmosphère surchauffée d'une salle toute acquise à l'émotion de l'artiste.
Au delà de la salle, petite fille de 12 ans, je rêve.
De piano je n'en ai jamais vu en vrai ; de notes jouées, je ne connais que celles du mange-disque qui tourne au son de la musette écoutée par mon père.
J'entends d'une oreille distraite, et je rêve.
Moi, je sais bien ce que je ferais, si j'étais le pianiste. Je ne jouerais que pour moi, dans une salle vide, pour ne pas risquer de me voir voler toutes ces notes qui paraissent magiques quand la partition possède deux clés.
Je veux que le piano se souvienne de mes petits doigts qui courent sur les blanches et puis les noires, qu'il sente comme je peux mettre toutes mes peines dans la musique, pour qu'il se souvienne toujours d'elle, et qu'il n'oublie pas mon récital à moi.
Le piano dont je rêve aura vécu, ce sera un piano droit, en hêtre. Ces touches seront usés par d'autres, de grands artistes dont il ne se souviendra pas. C'est lui qui me choisira, il comprendra de suite, quand je frôlerai ses touches de mes doigts hésitants. Il comprendra qu'il s'était usé rien que moi, sa façon à lui de m'apprivoiser, ce sera ainsi de ne pas m'impressionner.
Il ne sera ni rutilant, ni tatoué d'un grand nom. Il sera juste usé par le temps et d'autres doigts, et la poussière le recouvrira.
C'est ainsi que je le reconnaîtrai. Je le vois déjà, il acceptera mes fausses notes, coups de poing, mes coups de cœur et mes gammes « à peu près ».
Et puis je jouerai enfin, une petite ou une grande mélodie, valse de Chopin, nocturne de Beethoven ou Prélude de Bach. Et malgré la pièce vide, l'étroitesse des murs, il se souviendra de moi et n'en voudra pas d'autre.