« Qui est le vieux monsieur là-bas, dans le cercueil ? » ai-je demandé à maman qui sortait de la cuisine les bras chargés d’un plateau couvert de rafraîchissements…
"Mais Martin, mon chéri, c’est ton grand-père !" m’a répondu maman en disparaissant dans la salle à manger d’où me parvenait un brouhaha de voix animées.
J’ai saisi quelques bribes de conversation : « C’était un bien brave homme…
— Oui, mais à 93 ans, on peut dire qu’il avait fait son temps…
— Il a eu une belle vie …
— On dit qu’à la fin, il avait un peu perdu le Nord et ne reconnaissait pas ses petits enfants…
— Il faut reconnaître qu’avec une telle famille, il y a de quoi s’y perdre … a dit une voix féminine. Au fait, c’est le père de qui ? De Jeanne ? De son premier mari ou de Fernand ?... »
Je n’en n’ai pas écouté davantage, en voilà une au moins qui était comme moi, un peu perdue au sein de ma vaste famille recomposée…
Je devrais être triste, pleurer peut-être, mais je suis surtout curieux et vaguement inquiet. Qui est donc ce grand-père ?
Mes demi-frères et sœurs couraient dans tous les sens, au comble de l’énervement. Ceux de papa et de Fatou étaient là aussi et n’étaient pas en reste.
« Les jeunes ça ne respecte rien, on ne pourrait pas les faire taire ? »
Mon cœur a fait un bond dans ma poitrine, j’ai dit ; « Hein ? Qui a parlé ? »
Bêtement, je me suis précipité vers le cercueil. Non, le vieux monsieur n’avait pas bougé. Il avait l’air de dormir. Un peu pâle, peut-être, mais paisible, pas du tout le genre mort-vivant…
Je me suis penché vers lui, et me suis creusé la tête. Je vais sur mes quinze ans et avec tous ces changements familiaux, la dernière visite dont je me souvienne à un quelconque grand-père remonte au moins à une dizaine d’années. Nous avons déménagé plusieurs fois et entre le père de papa, celui de maman, celui de Fernand, celui de Fatou… Non, je suis bête, ce ne peut pas être celui de Fatou…
Il est très âgé, c’est peut-être le père du père de papa, ou le père du père de maman, ou le père du père de Fernand, un arrière grand-père alors ????? Maman a dit « Ton grand-père », mais je sais que maman n’est pas championne sur la question des liens familiaux…
J’ai murmuré : « Grand-père ? » Alors, je me suis souvenu d’un détail. Le père de maman, Grand-père Georges, portait toujours une chevalière ornée d’une pierre noire, au petit doigt de la main gauche. Il ne la quittait jamais, sauf quand je lui demandais de me la prêter et que je m’amusais à la faire coulisser le long de mes doigts d’enfant. Même au pouce, elle était trop grande !
J’ai de bons souvenirs de Grand- père Georges… C’était avant. Avant tous les bouleversements familiaux, quand j’avais une vraie famille, pas compliquée. Quand j’avais l’impression d’appartenir à cette famille et ne pas avoir à la partager. Ne pas avoir, non plus à partager mon amour pour elle, je me demande quelque fois si j’en aurai assez pour tous ces demi-frères et sœurs et compagnons divers de mes vrais parents. Je les aime tous, ils sont sympas en général… Mais est-ce que l’amour est … élastique ? Est-ce qu’on peut toujours ajouter de nouvelles personnes à aimer ? Ou bien avons-nous une dose définitive d’amour et plus les gens qu’on aime sont nombreux, plus la parcelle qu’on peut donner à chacun est petite ? Et m'en restera-t-il assez quand je voudrai fonder une famille à mon tour ?
J’ai regardé les mains du vieux monsieur paisible, mais je n’ai rien vu, sa main droite reposait sur la gauche… pour l’éternité, ai-je pensé. Et si j’essayais d’écarter ses doigts pour voir ? … J’ai tendu timidement la main vers la sienne…
« Tu ne la trouveras pas ! » a dit une voix derrière moi. Je me suis retourné brusquement. La pièce était plongée dans la pénombre et je n’avais pas remarqué le fauteuil à haut dossier tourné vers la table basse. Le fauteuil a pivoté lentement et j’ai reconnu... Grand-mère Yvonne ! Elle, je la reconnaîtrais entre mille grand-mères ! Toute menue, dans ses vêtements noirs, elle me souriait et me tendait quelque chose…
« Tiens, elle est à toi maintenant, Georges a toujours voulu qu’elle te revienne et je lui ai promis de te la donner. » Alors, je me suis jeté à genoux contre elle et j’ai pleuré…
J’ai pleuré mon grand-père, j’ai pleuré sur les souvenirs qui me revenaient en cascades. Je crois que j’ai pleuré sur mon enfance qui me quittait…