La porte

La porte

« Seuls le vent et le sable savaient où ils allaient. »
Cette phrase que j’avais dénichée au gré d’un de ces récits de voyage que j’affectionnais tant, me revenait aujourd’hui en mémoire avec une force inouïe.
A cette nuance près que je n’étais plus dans mon salon, douillettement installé au coin du feu. Je me trouvais à présent au cœur de l’action, en train d’écrire, jour après jour, les pages incertaines de ma propre aventure…
Ma compagne, sans doute lassée par ma propension à la rêverie et mes souhaits de grands espaces, ayant décidé d’émigrer sous d’autres cieux à la recherche d’une relation plus aboutie et probablement plus sécurisante, je me retrouvai seul, décontenancé malgré tout par le vide béant qui s’ouvrait dans ma vie.
Je ne lui en voulus pas. Sans doute n’était-il pas simple de passer son temps à attendre un homme le plus souvent en partance pour des rivages lointains, rivages sur lesquels Emilie avait fini par admettre qu’il n’y avait pas de place pour elle.
Certains auraient investi Paris ou auraient vogué vers les cocotiers et les alizés pour tenter d’échapper à l’ennui qui menaçait de combler la place devenue vacante. Moi, je choisis le Dolpo, sans la moindre hésitation. J’avais quelques économies, la poire pour la soif n’étant plus d’actualité, je fermai la porte à double tour sur ma vie passée et partis le nez au vent…
J’étais à présent un modeste figurant sur les traces du film « Himalaya, l’enfance d’un chef » qui m’avait tant bouleversé à l’époque de sa sortie en France.
Au loin, dans les brumes, les géants encapuchonnés de nuages étalaient l’ivoire de leurs neiges et leurs glaciers opalescents. Après avoir traversé des forêts de pins et de cèdres déodars, au sein desquelles j’avais pu admirer des rhododendrons géants d’un rouge éclatant, la caravane cheminait à présent sur une interminable moraine sablonneuse dans laquelle les pieds s’enfonçaient, rendant la progression pénible. Le vent des altitudes soulevait des nuages de poussière. Lorsque ses haleines sauvages s’apaisaient, me laissant quelque répit, j’entendais, jouée sur d’invisibles instruments, la musique lancinante du film descendue pour moi des sommets.
Les paysans, eux, marchaient sans mot dire, occupés à faire tourner la crécelle inlassable des moulins à prière, l’éternité inscrite sur les rides de leurs visages burinés. Seul celui qui les guidait lançait de temps à autre un ordre bref ou une incantation gutturale qui se perdait dans la montagne après une succession d’échos. Ici et là, dans le groupe montant, un rictus servait d’approbation, un geste à peine esquissé confirmait la réception du message. La longue file des yacks lourdement chargés se hissait lentement vers la selle neigeuse d’un col.
A quoi pouvaient bien penser ces hommes et ces femmes rudes venus du fin fond des vallées perdues ? A ceux restés au village ? A leurs maigres cultures d’orge ou de blé contrariées par un climat impitoyable ? Au Tibet qu’ils atteindraient bientôt si la montagne et les dieux le voulaient bien ? Au sel précieux des hauts plateaux qu’ils troqueraient contre quelques mesures de grain ?
Ou peut-être, portés par une sagesse intuitive, résignés depuis la nuit des temps, pensaient-ils surtout à avancer. Car ils savaient depuis toujours que trop penser ne fait que conduire à d’improbables schémas qui n’ont pas cours en ces lieux, qui ne peuvent les concerner dans leur combat quotidien pour la survie…
Oui, seuls le vent et le sable savaient où ils allaient ! Mais ils leur ouvraient la piste… A eux, les oubliés du bout du monde ! La double porte du troc millénaire assurant leur survie et de la grande paix de l’esprit… Double piste qu’un étranger corseté de certitudes et de suffisance n’avait aucune chance de distinguer…

Tu dépeins si bien toute une atmosphère, inconnue pour nous !
Pour ma part, je me permettrai deux remarques :
Pour raccourcir ce texte un peu long, j'enlèverai les explications détaillées au sujet de la rupture dans le couple.
Cela n'enlèverait rien à la beauté de la suite.
Deuxième remarque : ces hommes ne pensent pas ? Là, je ne te suis pas.Le Dalaï Lama serait sûrement offusqué !
On peut marcher et penser. Je connais des gens qui ont marché vers Compostelle et tout en avançant même péniblement, ça bouillonnait dans leur tête !
Sinon, ton texte est réussi !

Je me suis effectivement mal expliqué et j'ai revu la phrase en question...
Bien sûr qu'ils pensent mais pas aux mêmes choses, souvent futiles, que nous. C'est là probablement toute la sagesse orientale.

Comme pour l'autre texte que j'ai lu de toi, c'est vraiment le travail de description que je remarque (et, je l'avoue, que j'admire), en particulier dans le paragraphe qui commence par "au loin, dans les brumes".

Bravo !

J'oubliais : pourrais-tu expliquer le titre, "la porte" ? Est-ce la porte entre les deux mondes si différents que sont l'occident et le Dolpo ?

Je suis un peu d'accord avec Amanda. Je pense qu'il faudrait raccourcir la première partie, ne pas rentrer dans les détails de la séparation, pour se concentrer pleinement sur la seconde partie.
A part ce détail, c'est, comme d'habitude, superbement bien écrit

J'oubliais : pourrais-tu expliquer le titre, "la porte" ? Est-ce la porte entre les deux mondes si différents que sont l'occident et le Dolpo ?

C'est bien à cette porte-là que je songeais.

Sel a écrit:

J'oubliais : pourrais-tu expliquer le titre, "la porte" ? Est-ce la porte entre les deux mondes si différents que sont l'occident et le Dolpo ?

C'est bien à cette porte-là que je songeais.

Citation :

Car ils savaient depuis toujours que trop penser ne fait que conduire à d’improbables schémas qui n’ont pas cours en ces lieux, qui ne peuvent les concerner dans leur combat quotidien pour la survie…

Ce passage me conforte parce que j'y retrouve le même sentiment que j'ai exprimé dans mon sujet : quand on lutte pour la survie, a-t-on l'esprit à rêver ? Je n'en suis pas persuadé ... mais sans doute, suis-je trop matérialiste ?

Pas à rêver Cats, mais à se faire une philosophie différente !

Un beau texte.
Tu as un beau talent pour la description!
Je rejoins Admin et Amanda: faire un peu plus court aurait sans doute rendu ton texte encore plus percutant.

Bien reçu toutes vos remarques pertinentes.

La porte

« Seuls le vent et le sable savaient où ils allaient. »
Cette phrase que j’avais dénichée au gré d’un de ces récits de voyage que j’affectionnais tant, me revenait aujourd’hui en mémoire avec une force inouïe.
A cette nuance près que je n’étais plus dans mon salon, douillettement installé au coin du feu. Je me trouvais à présent au cœur de l’action, en train d’écrire, jour après jour, les pages incertaines de ma propre aventure…
Lorsque j’avais décidé de partir, toutes affaires cessantes, soudainement mû par un impérieux désir de réaliser enfin mes rêves, j’avais sans hésiter opté pour un trek au Dolpo, ce pays caché de la chaîne himalayenne.
Je ressemblais à présent à un modeste figurant sur les traces du film « Himalaya, l’enfance d’un chef » qui m’avait tant bouleversé à l’époque de sa sortie en France.
Au loin, dans les brumes, les géants encapuchonnés de nuages étalaient l’ivoire de leurs neiges et leurs glaciers opalescents. Après avoir traversé des forêts de pins et de cèdres déodars, au sein desquelles j’avais pu admirer des rhododendrons géants d’un rouge éclatant, la caravane cheminait à présent sur une interminable moraine sablonneuse dans laquelle les pieds s’enfonçaient, rendant la progression pénible. Le vent des altitudes soulevait des nuages de poussière. Lorsque ses haleines sauvages s’apaisaient, me laissant quelque répit, j’entendais, jouée sur d’invisibles instruments, la musique lancinante du film descendue pour moi des sommets.
Les paysans, eux, marchaient sans mot dire, occupés à faire tourner la crécelle inlassable des moulins à prière, l’éternité inscrite sur les rides de leurs visages burinés. Seul celui qui les guidait lançait de temps à autre un ordre bref ou une incantation gutturale qui se perdait dans la montagne après une succession d’échos. Ici et là, dans le groupe montant, un rictus servait d’approbation, un geste à peine esquissé confirmait la réception du message. La longue file des yacks lourdement chargés se hissait lentement vers la selle neigeuse d’un col.
A quoi pouvaient bien penser ces hommes et ces femmes rudes venus du fin fond des vallées perdues ? A ceux restés au village ? A leurs maigres cultures d’orge ou de blé contrariées par un climat impitoyable ? Au Tibet qu’ils atteindraient bientôt si la montagne et les dieux le voulaient bien ? Au sel précieux des hauts plateaux qu’ils troqueraient contre quelques mesures de grain ?
Ou peut-être, portés par une sagesse intuitive, résignés depuis la nuit des temps, ne pensaient-ils à rien d’autre qu’à avancer. Car ils savaient depuis toujours que trop penser ne faisait que conduire à d’improbables schémas qui n’avaient pas cours en ces lieux, qui ne pouvaient les concerner dans leur combat quotidien pour la survie…
Oui, seuls le vent et le sable savaient où ils allaient ! Mais ils leur ouvraient la piste… A eux, les oubliés du bout du monde ! La double porte du troc millénaire assurant leur survie et de la grande paix de l’esprit… Double piste qu’un étranger corseté de certitudes et de suffisance n’avait aucune chance de distinguer…

Ah, oui ! Je préfère et de beaucoup !
Je te remercie d'avoir fait l'effort avec humilité ( et ce n'est pas si simple) de renoncer aux longueurs.
Ton texte respire aussi, en finale l'espoir très bien décrit !

Pas mieux qu'Amanda. Ça valait la peine de s'y remettre

Admin a écrit:

Pas mieux qu'Amanda. Ça valait la peine de s'y remettre

Je plussoie!

Je trouve aussi mieux le 2ème texte.
Toutefois en lisant le 1er texte, je ne le trouvais pas trop long; je compris que tu mentionnais la séparation pour bien insister à cette porte du changement de vie des deux mondes. Suis-je juste?
Et puis, toujours en admiration face à ton écriture.

Oui, tu es juste ! Mais j'ai essayé de tenir compte des remarques émises et effectivement le texte ne s'en porte peut-être pas plus mal, chacun ayant évidemment son sentiment là-dessus !

C'est vrai qu'il n'est pas facile de couper dans son texte, je te parle par expérience et Admin te dira que j'ai toujours du mal à respecter les consignes de longueur et à revenir sur ce que j'ai écrit, mais je me rends compte en lisant ton deuxième texte que, concentré ou plutôt recentré, il est encore meilleur.

J'aime tout dans ton premier texte et (même la séparation ) J'ai savouré. Mais je ne peux m'empêcher de me raconter que j'espère qu'à l'heure où tu as écrit le texte, l'amour est revenu. Ou t'es tu fait moine ?
Charlotte curieuse!

J'ai une faible sensibilité aux descriptions, qu'elles soient bien écrites ou pas.
Cela me semble toujours au détriment de la densité du récit et/ou de sa dramaturgie.

Les descriptions ne me mettent ps DANS le récit, au contraire elles m'en éloignent.
Je prefère la sobriété allusive agrémentée de ressentis du narrateur.

Je me souviens qu'en classe je préférais les romantiques aux froids parnassiens !

Donc voila.... mon commentaire ne pourrait qu'être trop orienté !

Charlotte a écrit:

Mais je ne peux m'empêcher de me raconter que j'espère qu'à l'heure où tu as écrit le texte, l'amour est revenu. Ou t'es tu fait moine ?
Charlotte curieuse!

Rassure-toi ! Mon texte n'est absolument pas autobiographique...

alainx a écrit:

J'ai une faible sensibilité aux descriptions, qu'elles soient bien écrites ou pas.
Cela me semble toujours au détriment de la densité du récit et/ou de sa dramaturgie.

Les descriptions ne me mettent ps DANS le récit, au contraire elles m'en éloignent.
Je prefère la sobriété allusive agrémentée de ressentis du narrateur.

Je me souviens qu'en classe je préférais les romantiques aux froids parnassiens !

Donc voila.... mon commentaire ne pourrait qu'être trop orienté !

Si je comprends bien, mon humble production se limite à des descriptions ?!

Citation :

Si je comprends bien, mon humble production se limite à des descriptions ?

Je n'ai pas dit cela !
Simplement, pour moi, dans un texte court, les descriptions font perdre au récit sa force. Je crois que pour d'autres c'est sans doute l'inverse. Il y as des personnes que cela aide à se plonger dans le récit. Les visuels, certainement !
(D'ailleurs, dans un atelier d'écriture "en live" auquel je participe, on me reproche d'être insuffisamment descriptif !… Je réponds que je préfère être allusif… )
Ton texte est de qualité, c'est indéniable. Mais je n'arrive pas à y être sensible à la mesure qu'il mérite.
C'est pour ça je m'en suis tenu à la remarque que j'ai faite.